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signor Alvise lui-même qui reçut leurs billets à la porte du salon de l’Athénée. Il remplaçait le contrôleur-commissaire, empêché par une indisposition. Aux uns il indiquait les banquettes, aux autres les fauteuils, et conduisait les personnes de qualité jusqu’à leur siège. Pénétré de l’importance de ses fonctions, il s’appliquait à les remplir d’une façon irréprochable. Les deux étrangères traversèrent la salle pour gagner leurs places ; on les lorgna beaucoup, quelques jeunes gens les saluèrent, mais personne ne vint leur parler, à l’exception du capitaine Pilowitz. Miss Martha était pourtant une femme charmante. Elle paraissait âgée de vingt-quatre ans ; elle avait la peau fort blanche, les cheveux noirs, les dents comme des perles, en sorte qu’on l’aurait prise volontiers pour une Italienne, si ses yeux d’un bleu pur, son regard tantôt rêveur, tantôt animé par une gaieté un peu moqueuse, la dignité de son maintien et une certaine grâce poétique répandue dans toute sa personne, n’eussent formé un contraste évident avec la sensualité méridionale des figures qui l’environnaient. Dans tous les lieux publics où elle se montrait, l’attention se tournait vers elle ; on feignait de prendre sa réserve pour une hauteur dédaigneuse, et comme elle ne faisait rien pour détruire ces préventions, on la laissait causer en anglais avec sa gouvernante, et l’on épiait l’occasion de médire de sa préférence pour l’officier hongrois. Aussi, lorsqu’on vit le capitaine Pilowitz prendre un tabouret et s’installer près de ces dames, sans tenir compte des justes observations du commissaire, il y eut des regards de malice échangés entre les assistans. Pilowitz, brave militaire, officier de fortune, aimant son état, joueur intrépide, danseur infatigable, en garnison depuis longtemps à Venise, s’y conduisait un peu en conquérant, mais en bon prince. Par manière de conversation, miss Martha lui demanda s’il connaissait le signor Alvise Centoni.

— Certainement, répondit Pilowitz. Nous sommes grands amis ; mais je n’en tire pas vanité, car l’amitié est une menue monnaie que ce garçon prodigue au premier venu. Causez avec lui un quart d’heure, et vous aurez une place dans son cœur.

— Lui faites-vous un reproche, dit mistress Hobbes, de son humeur obligeante ?

— À Dieu ne plaise ! reprit le capitaine ; mais quel prix voulez-vous que j’attache à l’amitié d’un don Fa-tutto ?

— Qu’est-ce que cela ? demandèrent les deux dames.

— Nous appelons ainsi, répondit Pilowitz, un maniaque dont la folie consiste à dépenser une grande activité pour ne rien faire de bon, à traiter des enfantillages comme des affaires d’état, à compliquer et encombrer à chaque pas son existence d’amitiés et de servitudes nouvelles. Tel est le signor Alvise Centoni, ou, par abrévia-