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versée de Chypre (manuscrit de Sanuto, t. VII, p. 504), » d’où il suit que, si Christophore Moro a tué sa femme, c’est en pleine mer et non à Venise, dans sa maison. Quant à ces mots : avec la barbe, l’annotateur prenait la peine de les expliquer. « Jusqu’à la moitié du XVIe siècle, disait-il, les nobles vénitiens conservèrent l’usage de se raser le menton. Ils ne laissaient croître leur barbe que lorsqu’ils étaient promus à quelque dignité importante, comme une ambassade ou un siège au sénat, ou bien encore en signe de deuil, à la mort d’une femme ou d’un proche parent. »

Miss Martha parcourut ces notes d’un œil distrait, et passa le volume à sa gouvernante en répétant que l’auteur était un original ; mais mistress Hobbes déclara qu’elle tenait cet original pour un jeune homme érudit et bon à connaître.

— Comme vous voudrez, répondit miss Martha d’une voix éteinte, en s’endormant dans sa moustiquaire.

Le lendemain, les deux étrangères visitèrent le palais ducal. Dans la salle du Grand-Conseil, elles s’étaient arrêtées devant l’affreuse mêlée de personnages que le Tintoret a eu l’audace d’appeler le Paradis. Miss Martha, son Guide en Italie à la main, admirait, faute de mieux, la grandeur du morceau, qui n’a pas moins de soixante-dix pieds en largeur. La petite porte de la bibliothèque de Saint-Marc est justement au-dessous de la peinture du Tintoret. Le seigneur Alvise Centoni, tout chargé de gros livres qu’il venait d’emprunter au bibliothécaire, sortit par cette porte et dit aux deux étrangères : — Levez la tête, mesdames ; ne vous arrêtez pas à cet ouvrage incohérent et regardez plus haut.

Puis il s’éloigna, toujours courant, au grand regret de mistress Hobbes. Pour suivre son conseil, les deux dames élevèrent leurs regards jusqu’au plafond de la salle où est la Venise triomphante de Paul Véronèse, et restèrent longtemps sous le charme de cette délicieuse peinture.

— Ma chère Martha, dit la gouvernante, vous savez que les Italiens ne supportent pas qu’on fasse la plus légère critique d’un monument quelconque de leur pays, ni d’une œuvre d’art. Il faut tout louer, tout admirer, sous peine de leur déplaire. Cependant voici un jeune homme de cette ville qui nous dispense de ce banal tribut. C’est assurément une grande rareté.

— Et une preuve de plus, ajouta miss Martha, que ce Centon est un original.

Lorsque les deux dames rentrèrent à leur hôtel, on leur remit une enveloppe contenant deux billets pour une séance de lecture à l’Atheneum. L’adresse était de la même écriture que celle des notes sur Christophore Moro. Elles se promirent d’honorer la séance de leur présence et de leurs chapeaux neufs. Le jour venu, ce fut le