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suis bien aise. Vos seigneuries ne connaissent peut-être pas toute la vérité sur la légende d’Otello.

— Nous savons seulement, dit la vieille dame, qu’un Italien du XVIe siècle a écrit sur le More de Venise une nouvelle qui serait oubliée aujourd’hui, si Shakspeare n’en eût tiré le sujet de son admirable tragédie.

— Cet Italien, reprit le jeune homme, s’appelait Giraldi Cintio, ses ouvrages ne sont pas sans mérite ; mais la légende et la nouvelle reposent sur une méprise et un calembour. Jamais la république de Venise n’eut à son service de capitaine africain. Le prétendu Otello est tout simplement un amiral vénitien nommé Christophore Moro, qui a commandé une escadre en station à Chypre, comme dans la pièce de Shakspeare, lequel Moro se maria quatre fois et perdit ses quatre femmes. La dernière, fille du noble seigneur Donato da Lezze, était surnommée le démon blanc. Quoique son mari fût un homme passionné, rien ne prouve qu’il l’ait tuée. Les conteurs d’historiettes, trompés par le nom de Moro, appelèrent l’amiral vénitien Christophore le More, et, voulant faire de la jeune femme une héroïne, ils changèrent le demonio bianco en Desdemona, nom qui ne figure sur aucun calendrier, pas plus que celui d’Otello dans les annales de notre pays. Giraldi Cintio, qui était de Ferrare, a sans doute peu fréquenté Venise. Il ne chercha pas à séparer le vrai du faux et s’en tint aux récits populaires. Vos seigneuries trouveront ces détails dans un livre écrit par un Anglais, M. Brown, amoureux fidèle de notre glorieuse cité, où il demeure depuis plus de vingt ans[1]. Maintenant je regrette d’ôter à vos seigneuries une dernière illusion ; mais la maison qu’elles contemplent en ce moment n’a pas même appartenu à Christophore Moro. La statue qui en décore la façade, et que les ciceroni font voir aux étrangers comme l’image d’Otello, n’est qu’une figure d’invention ; la preuve, c’est qu’elle est accompagnée d’un écusson sur lequel sont gravées les armoiries des deux familles alliées des Goro et des Civrano. De Goro on a fait Moro et de Moro le More de Venise. Voilà comment les légendes populaires accommodent l’histoire. Quant au véritable palais de Christophore Moro, il est situé bien loin d’ici, à San-Giovanni-Decollato, près du beau monument en ruine appelé Fondaco-dei-Turchi, c’est-à-dire magasin ou entrepôt des marchandises turques.

Le jeune Vénitien paraissait enchanté de fournir ces renseignemens aux deux étrangères. Cependant il ne leur laissa pas le temps de le remercier. Il consulta sa montre d’un air affairé, s’excusa de

  1. Une publication récente du savant M. Cicogna sur les tombeaux de l’église Saint-Job à Venise a démontré l’exactitude des conjectures de M. Brown.