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Je retrouvai des monomanes radicalement guéris, des intelligences boiteuses s’étaient redressées, des gens frivoles étaient devenus fort sérieux. Le personnage dont je vais essayer de vous raconter la vie ignorée est un de ces difformes transformés. Il s’est peu connu lui-même, et ses amis ne se doutaient guère qu’il y eût en lui une énigme à deviner. Je demande grâce pour les petitesses et les détails puérils, inévitables dans la description de ses infirmités. Il faut bien dire les symptômes de la maladie pour faire comprendre la guérison du malade et les faits et gestes de l’homme guéri.


I.

Un matin du mois de septembre 1847, deux dames étrangères arrivées depuis peu de temps à Venise, l’une jeune, l’autre d’un âge mûr, sortaient de la place Saint-Marc et se dirigeaient lentement vers le traghetto Saint-Samuel par un dédale de petites rues qu’elles semblaient assez bien connaître. Quand elles eurent traversé le Grand-Canal au traghetto, elles s’enfoncèrent dans un quartier moins fréquenté, où elles furent obligées de demander plusieurs fois leur chemin. Elles s’exprimaient en italien pur, mais avec un accent anglais très prononcé. Enfin elles s’arrêtèrent sur la place dei Carmini, devant la maison dite d’Otello. Comme elles en cherchaient la façade, un inconnu les aborda le chapeau à la main, et leur montra la statue du More de Venise, située au coin de la place et d’un petit canal. L’inconnu demanda ensuite d’un air bienveillant comment ces dames se trouvaient de leur séjour dans sa patrie, si elles étaient satisfaites de la table à l’hôtel Danieli et de l’appartement qu’elles occupaient au premier étage de cet hôtel. Tandis que la plus âgée des deux étrangères répondait complaisamment à ces questions, la plus jeune jetait un regard de curiosité ironique sur cet homme si bien informé. Elle vit un beau garçon de vingt-six ans, d’une physionomie animée, mais douce et sympathique, le front ombragé d’une forêt de cheveux noirs, les yeux grands et vifs, la barbe soyeuse, la main d’une petitesse remarquable et le pied finement chaussé. Apparemment la jeune dame était difficile à contenter, ou bien elle tenait peu de compte des avantages extérieurs, car elle fit une petite moue dédaigneuse et baissa son om- brelle de manière à dérober son visage aux regards de l’inconnu. Celui-ci ne se rebuta point. — Vos seigneuries, dit-il, sont venues sur cette place pour accomplir un pieux pèlerinage en l’honneur de leur compatriote l’illustrissime poète anglais Shakspeare.

— Nous sommes Irlandaises, répondit la jeune dame d’un ton bref.

— Et par conséquent bonnes catholiques, reprit le Vénitien ; j’en