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position de notre poème. Ce que nous savons des origines de la poésie germanique est tout à fait conforme à ce point de vue. Tacite nous dit que les Germains n’avaient, en fait d’histoire, que d’anciennes poésies, de vieux chants en l’honneur de leurs dieux et de leurs héros. La conversion des peuples germains au christianisme relégua les premiers dans l’ombre, mais ne fit aucun tort aux seconds. Longtemps ce furent les guerriers eux-mêmes qui, comme Achille dans l’Iliade, chantèrent les cantilènes ; mais peu à peu, en Allemagne comme en France, il se forma une profession spéciale de trouvères et de ménestrels, — rappelant tout à fait les aèdes et les rapsodes de la Grèce primitive et les kavis hindous[1]. Charlemagne, en même temps qu’il tâchait de sauver les débris de la littérature latine, prit soin de fixer par l’écriture les anciens chants populaires de la Germanie. On les copia dans les cloîtres, on les traduisit en latin, on les baptisa autant qu’on put en éliminant toujours davantage les parties mythologiques trop saillantes et mal vues de l’église, et en y introduisant des retouches chrétiennes. D’autres chants naquirent des événemens qui suivirent la dislocation de l’empire carlovingien. Il en résulta qu’à l’époque où la poésie chevaleresque prit son entier développement dans l’Allemagne du XIIe siècle, il y avait à la disposition des ménestrels une masse de vieux chants sans cesse repris et remaniés, roulant sur des sujets identiques, amplifiés par l’inspiration individuelle, gravitant en quelque sorte les uns vers les autres, matière d’abord fluide, puis plus consistante, mais encore très malléable, et qui n’exigeait que peu d’efforts pour être fondue et fixée de manière à former une véritable épopée.

Nous voilà donc en face d’une dernière question, celle des rapports qui rattachent cette genèse de l’épopée allemande au problème général de la formation des épopées antiques.

Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié la savante étude de M. Émile Burnouf sur les origines de la poésie hellénique[2]. Ils ont pu y voir le riche parti que la critique moderne a tiré de la comparaison des antiquités grecques avec les antiquités indiennes et françaises. Chose étrange, le grand débat suscité par Wolf à propos de l’Iliade et de la personne d’Homère a roulé tout à la fois sur la reine des épopées et sur celle dont, faute de renseignemens sur les temps qui la précèdent, il était le plus difficile de se reprê-

  1. Un fait significatif à relever, c’est qu’une fois la profession constituée, beaucoup d’aveugles qui y trouvaient un gagne-pain l’embrassèrent. Qui ne se rappelle l’infirmité traditionnelle d’Homère ? Cela prouve aussi que ce fut la mémoire, bien plutôt que l’écriture, qui fut le moyen principal de la transmission des chants héroïques.
  2. Voyez la Revue du 1er  octobre dernier.