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longtemps le centre de leur domination, la version franque de la légende rayonna dans les divers pays germaniques. La prépondérance des Francs sous les Carlovingiens en assura pour toujours la prédominance. Ainsi s’expliqueraient également les prétentions des divers pays où ils s’étaient établis auparavant, tels que le littoral de la Mer du Nord, la Westphalie, la Franconie, etc., à passer pour le théâtre des événemens qui composent la légende et pour la patrie des poèmes qui les ont chantés. La manière dont les chants Scandinaves développent la partie mythique des aventures de Sigurd et ce qu’il y a de factice dans les couleurs chrétiennes répandues sur le poème allemand prouvent que, dans ses traits fondamentaux, la légende des Nibelungen est antérieure à la conversion des Francs au christianisme. Il faut toutefois ajouter que la seconde partie du poème allemand doit avoir mêlé à la tradition franque de nombreux élémens empruntés à la légende burgonde et à celle des Goths.

Du reste, — et nous entrons ici dans la question relative à la formation de la célèbre épopée, — il est impossible de voir en elle une œuvre individuelle, éclose tout entière dans le cerveau d’un homme. Sans doute les Nibelungen, tels que nous les lisons, sont tout autre chose qu’une simple compilation de chants antérieurs. Un travail personnel d’organisation, d’arrangement logique, a présidé à la composition finale du poème, et a dû s’étendre bien souvent à la forme, parfois même au fond ; mais ce travail est essentiellement une œuvre de combinaison réfléchie et non d’invention poétique. C’est ce dont il n’est plus permis de douter depuis les nombreuses recherches consacrées à élucider la question des origines. M. Holtzmann lui-même, qui s’est élevé si vivement contre la théorie de Lachmann sur la division primitive et le nombre des chants combinés dans le poème actuel, qui, sur quelques indices très vagues, a voulu reculer de deux siècles la composition du poème fondamental et en faire honneur à un certain Conrad, secrétaire latin de l’évêque Pilgrim de Passau dont il a été parlé plus haut, n’a pu soutenir sa thèse qu’à la condition de ranger plusieurs épisodes importans, l’expédition de Siegfrid contre les Danois et les Saxons, la lutte nocturne avec Brunhilt, etc., dans la classe des additions introduites après coup, et de faire du secrétaire latin un arrangeur habile des légendes et chants héroïques antérieurs à son poème. En principe, cela revient donc au même. Il reste toujours acquis que le texte épique des Nibelungen est le résultat d’un travail de coordination intelligente. L’existence elle-même des chants scandinaves et des légendes particulières au nord de l’Allemagne rend impossible toute autre manière de se représenter le mode de com-