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La grossièreté des mœurs est en harmonie avec cette effroyable barbarie guerrière. Quelque part la belle Kriemhilt déclare qu’elle a été battue par son mari en punition de son indiscrétion dans sa dispute avec Brunhilt. Cela ne les empêche pas de s’adorer. C’est pourtant le même poète qui, racontant la première entrevue de Siegfrid et de Kriemhilt au moment où le jeune héros revient couvert de gloire de son expédition contre les envahisseurs danois et saxons, trouve des traits d’une grâce, on dirait presque d’une mignardise inattendue, comme celui-ci :


« La blanche main de Kriemhilt fut-elle pressée tendrement avec une vraie effusion de cœur ? C’est ce que je ne sais pas. Pourtant je ne puis croire qu’ils ne l’aient pas fait, sinon ces deux cœurs amoureux auraient eu tort. »


On se demandera quelle est l’idée morale (car toute épopée en a une) qui domine ce long poème et en général la légende entière des Nibelungen sous ses différentes formes. Cette idée est double, selon que l’on fixe son attention sur la donnée mythique originelle du trésor, donnée qui préside à l’ensemble des légendes scandinaves, ou bien que l’on envisage les développemens d’apparence historique dont le poète allemand a enrichi le thème primitif. Sous le premier aspect, c’est la croyance, encore répandue de nos jours chez certaines populations d’origine celtique, que la découverte, le rapt ou même la possession pure et simple d’un grand trésor porte malheur. La malédiction prononcée par le nain Andvari, quand il est dépouillé par le dieu Loki, entraîne la mort violente de tous ceux qui lui succèdent dans la possession de son trésor. Sous le second aspect, c’est bien plutôt l’idéal de l’honneur féodal qui attire le regard du poète et qui détermine les évolutions de son poème. S’il parle du trésor, s’il suit même très fidèlement la ligne traditionnelle qui conduit à la mort tragique de tous ses possesseurs consécutifs, il paraît avoir oublié ou n’avoir jamais su la cause surnaturelle de cet enchaînement de calamités. La possession du trésor n’est plus le grand mobile des exploits accomplis ni des crimes commis. L’amour chevaleresque, la bravoure intrépide, la légitimité de la vengeance, surtout la fidélité féodale de l’homme-lige à son suzerain aussi bien que de la femme à son époux et seigneur, cette fidélité considérée comme le devoir absolu, voilà les grands ressorts de l’épopée allemande. C’est en envisageant les choses du même point de vue que l’auteur qu’on peut comprendre ses sympathies avouées pour ceux dont il nous raconte les crimes. Kriemhilt, dans cet ordre d’idées, ne fait qu’accomplir son devoir envers son époux assassiné en préparant pendant plus de sept ans