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m’a enlevé tout ce qui pouvait m’être ravi, mais mon génie me reste, et j’en jouis. Quand on trancherait mes jours par le glaive, ma gloire survivrait à ma vie, et tant que Rome de ses montagnes contemplera l’univers soumis, je serai là. »

Deux autres poètes du temps d’Auguste méritent de trouver place ici, parce qu’ils ont esquissé en passant quelques vues de Rome, et tracé quelques croquis de la vie romaine. Ces poètes sont Tibulle et Properce.

À cet égard, il y a moins à recueillir chez Tibulle, qui mourut jeune, à trente-six ans, comme Raphaël et Mozart, — suivit Messala en Orient et dans la Gaule, des bords du Cyndus à ceux de l’Adour, et vécut souvent hors de Rome. Dans son petit bien de Pedum, il se complaît dans la peinture. ou plutôt le rêve, de la vie champêtre, auprès de sa Délie. Il a décrit avec un grand charme les occupations et les fêtes rurales, entre autres la fête de Palès, dans laquelle on purifiait les champs et les troupeaux, selon l’antique rite des aïeux, que Tibulle nous a conservé. Dans ce tableau très circonstancié et très vivant de la vie rustique près de Rome, on ne trouve nul trait individuel et local ; nous ne saurions pas même que la villa de Tibulle était à Pedum, si Horace ne nous l’avait appris.

Il ne nous donne non plus aucun renseignement sur son existence à Rome. Il chante la simplicité de la Rome antique, et, comme Virgile, Properce, Ovide, il l’oppose ingénieusement à la magnificence de la Rome de son temps. « Alors, dit-il par un retour rêveur vers les âges lointains, les vaches paissaient les herbages du Palatin, et il y avait des chaumières sur le Capitole. » Ce contraste frappait alors d’autant plus que l’empire, qui apparaissait comme un nouveau commencement quand il était réellement (pour emprunter une expression célèbre) le commencement de la fin, ramenait les Romains au souvenir du fondateur antique dont Auguste aspirait à renouveler l’institution, et de l’âge d’or, que, par une illusion bientôt détrompée, on se flattait de voir renaître. Tibulle, du reste, paraît avoir conservé dans sa vie, que la tendresse remplissait, les croyances ou au moins les pratiques de la vieille superstition romaine : il consulte les sorcières de l’Esquilin ; il écoute le discours que lui adresse dans la rue une prêtresse furieuse de Bellone, qui, selon l’usage de ce culte emprunté à celui de Cybèle, a fait couler volontairement son sang. Enfin, s’il a offensé les dieux, il est prêt à faire, pour les désarmer, ce que fait encore chaque jour un pénitent romain : à se prosterner dans le temple, à en baiser le seuil, à se traîner à genoux vers les portes et à les frapper de son front.

À ces réminiscences près d’un passé très ancien, Tibulle ne nous