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Saxe aura capitulé sans coup férir ! » Voilà ce qu’écrit le malheureux roi du fond de cette forteresse de Kœnigstein où il s’est laissé enfermer par M. de Brühl, et en même temps, comme il craint d’ordonner un sacrifice inutile, il adresse au maréchal Rutowski un billet confidentiel où il lui recommande tous les ménagemens qu’exige l’humanité. Angoisses douloureuses, contradictions touchantes ! la même scène se renouvela plusieurs fois dans cette fatale journée du 14 octobre. Enfin il faut se résigner. Conduire au feu cette armée sans munitions, ces soldats harassés, exténués, ce n’est pas seulement les mener à la boucherie, c’est consommer la ruine de la Saxe. En capitulant, on peut encore obtenir des conditions de salut pour le roi et la famille royale ; l’armée détruite par les armes, tout est fini, le roi tombe du même coup, et l’électorat saxon n’est plus qu’une province prussienne. Les négociations, commencées le 15, furent terminées le lendemain ; l’armée entière rendait les armes. Il était stipulé que le roi de Pologne déliait de leur serment les officiers qui voudraient servir le roi de Prusse, mais que ni officiers ni soldats ne pourraient être enrôlés malgré eux dans les rangs prussiens. Était-ce là de quoi embarrasser ce formidable recruteur ? L’armée lui appartenait par droit de conquête. Frédéric affirma jusqu’au bout que l’obstination seule du roi de Pologne le forçait de s’emparer ainsi des Saxons. M. de Vitzthum a publié le texte de la capitulation avec les notes marginales de Frédéric, notes brusques, hautaines, sarcastiques, où éclate comme partout son despotisme opiniâtre ; or, dès le premier article, à côté de la formule : « l’armée saxonne se rend prisonnière de guerre au roi de Prusse, » Frédéric avait écrit ces mots : « si le roi veut me les donner, ils n’ont pas besoin d’être prisonniers de guerre. » C’est le résumé de cette tragique histoire au point de vue du conquérant inflexible : « j’ai besoin de l’armée du roi Auguste ; il me la refuse, je la prends. »

Et comment la prit-il ? Si l’on veut savoir de quelle manière se pratiquaient les annexions prussiennes au XVIIIe siècle, il faut lire le curieux rapport que le maréchal Rutowski adresse huit jours plus tard au roi son maître sur la capitulation d’Ebenheit. Le 17 au matin, quand l’infanterie saxonne fut arrivée au camp des Prussiens, on commença par éloigner les officiers, puis chaque régiment reçut l’ordre de se former en cercle, et une proclamation équivoque essaya de faire entendre aux soldats que, par suite de la convention ratifiée la veille, ils passaient régulièrement du service de l’électeur de Saxe au service du roi de Prusse. Il y eut des marques de surprise, il y eut même des refus et des murmures ; mais les soldats prussiens, par une manœuvre savante, s’étaient