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Struppen, il s’abandonne à ses chagrins avec un mélange de vertueuse bonhomie et de cérémonial ridicule. À lire ces étranges détails, on est tour à tour attendri et impatienté. Ce bonhomme de roi n’est point un chef d’état. Une seule fois, le 9 septembre, il est monté à cheval pour aller visiter le fort de Kœnigstein ; ajoutez à cela deux courses en voiture à travers le camp, c’est toute la part qu’il a prise aux labeurs et aux émotions du soldat. L’étiquette de la cour et les prescriptions du comte de Brühl tiennent à distance les serviteurs les plus dévoués. Le commandant en chef de l’armée est le maréchal Rutowski, un des fils naturels d’Auguste II, le digne frère de Maurice de Saxe, car il lui a disputé en 1741 l’honneur de l’escalade de Prague. Tous les jours, le maréchal est admis pendant quelques minutes à l’audience du roi : pure cérémonie, visite de parade, jamais le roi ne lui adresse une parole qui se rapporte à la marche des affaires ou à la situation de l’armée. Les ordres du souverain sont transmis au maréchal par le comte de Brühl. Le comte de Brühl décide tout, règle tout ; il a habitué le monarque à ne voir que par ses yeux. Jamais l’apathie d’un roi fainéant n’a été plus complètement exploitée. Les fils mêmes de son maître, il les tient à distance. Il y en a deux qui ont suivi leur père à Pirna, le prince Xavier et le prince Charles, le premier âgé de vingt-six ans, le second qui en a déjà vingt-trois ; ils ne sont rien au conseil, rien à l’armée ; on ne les laisse servir qu’à titre de volontaires, et chaque fois que le comte de Brühl entre dans le cabinet du roi, ils doivent se retirer aussitôt. Le roi les aime pourtant, et de l’amour le plus tendre. C’est même là le seul trait intéressant de sa physionomie. Ce roi épicurien, ce grand seigneur amoureux de ses musées et qui surveillait sa troupe d’opéra comme Frédéric II ses bataillons, était cordialement sensible à toutes les joies de la famille. Éloigné de la reine, privé de la conversation de ses filles, ces jeunes princesses d’une grâce si noble et d’un esprit si merveilleusement doué, il se sentait comme frappé de stupeur. Ce n’était pas le roi, ce n’était pas le politique, ce n’était pas le chef de l’armée saxonne qui souffrait de se voir paralysé ainsi par le blocus de Pirna ; c’était le père, singulier mélange de vertus et de faiblesse, prince candide et fastueux, honnête et pusillanime.

Avec ces qualités et ces défauts, l’histoire doit le féliciter doublement de sa résistance opiniâtre aux négociations, c’est-à-dire aux séductions et aux violences du roi de Prusse. S’il n’agissait guère, il écrivait, et une fois qu’il eut pris son parti, jamais sa plume loyale ne trembla dans sa main. Frédéric a dit insolemment dans son Histoire : « Il était plus aisé pour les Saxons d’écrire que de se battre. » Rien de plus révoltant que ce langage. Les Saxons