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scrire le nom d’Antoine Wiertz, non-seulement pour la vigueur de son talent, mais aussi pour la beauté de son caractère, exemple rare de désintéressement absolu et de dévouement complet à l’art et aux poursuites les plus élevées de l’esprit humain.

Quelle était la portée de la tentative à laquelle Wiertz a consacré sa vie? Son but, on ne peut le nier, était élevé. Il aspirait à reproduire sur la toile les grandes pensées de son temps. Le pinceau à la main, il voulait combattre pour la cause du progrès en dénonçant la peine de mort, la guerre, la misère, l’esprit de conquête comme autant d’attentats aux droits de l’humanité. Il croyait que l’art doit contribuer, pour sa part, à améliorer l’homme en cultivant l’une de ses plus nobles facultés, le sentiment esthétique. Sans doute quand l’artiste se donne ainsi une mission étrangère à son art, il risque de s’égarer, et le système de la peinture symbolique soulève, je le sais, de sérieuses objections. Et pourtant n’est-il pas certain qu’aux grandes époques, en Égypte et en Assyrie comme en Grèce, comme en Europe au moyen âge, l’architecture, la peinture, la sculpture, ont été essentiellement symboliques? L’art ne s’était-il pas donné pour objet de présenter aux yeux des peuples en images significatives les idées, les sentimens, les croyances, les souvenirs historiques qui constituaient la civilisation nationale? Aujourd’hui même, en Allemagne, l’art n’a-t-il pas suivi la même direction et contribué notamment à faire naître l’idée de la grande patrie germanique? Kaulbach, Cornélius, Schwanthaler, n’ont-ils pas produit des œuvres qui comptent parmi les plus importantes de notre époque? La tentative de Wiertz n’était donc pas chimérique, et s’il n’a pas fait école, il a du moins le droit d’invoquer d’assez illustres autorités; mais ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir parfois dépassé le but. Le désir de rendre une idée philosophique l’emporte au-delà des bornes de son art; il demande au pinceau de représenter à l’œil ce que la plume peut à peine faire sentir à l’esprit, et alors il aboutit à des œuvres extraordinaires, nécessairement incomplètes ou même tout à fait manquées, comme le Suicide ou les Visions d’une tête coupée. Au milieu de sa carrière, il avait maintenu une juste proportion entre la pensée et les moyens dont la peinture dispose pour l’exprimer. Vers la fin de sa vie, trop souvent il n’arrive qu’à une expression insuffisante pour une idée trop vaste ou trop abstraite. Grand coloriste, dessinateur vigoureux, le peintre que la Belgique vient de perdre laisse en tout cas après lui des œuvres qui occuperont une place à part dans l’école de son pays et l’exemple d’une vie d’abnégation et de labeur en un temps qui n’y porte guère.


EMILE DE LEVELEYE.