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tête douce et pâle apparaît au milieu des nuages sombres qui l’entourent, tandis que les anges de lumière se précipitent avec un élan irrésistible sur le groupe des démons, qui essaient en vain de leur résister. C’est une lutte du Paradis perdu. L’antique serpent, image allégorique du mal vaincu, tombe dans l’abîme; Lucifer, l’ange déchu, beau comme celui de Milton, se renverse et se dérobe à la vue de l’archange exterminateur, qui fond sur lui comme l’aigle sur sa proie. Cet archange est une création parfaitement réussie; on a peu dessiné de figure emportée d’un élan aussi irrésistible et animée d’une vie aussi puissante. Elle s’élance, elle vole avec la rapidité de la tempête, son bras tendu chasse et renverse les démons, qui roulent épouvantés. Ce geste plein d’une fureur sacrée foudroie; rien ne lui résiste au milieu de ce tourbillon d’anges et de démons, où tout est mouvement, combat et violence; seul le Christ expiré est immobile. Ce contraste rend admirablement la pensée de l’artiste-poète. C’est par sa mort que Jésus a appelé à l’action les forces libératrices qui ont renouvelé le monde. Il a passé en Galilée, obscur, faisant du bien aux hommes, et leur apportant la bonne nouvelle d’un âge d’égalité. Il disparaît, et aussitôt commence la lutte d’où s’est dégagée la civilisation moderne. L’idée est grande, et il a fallu de l’audace pour l’aborder comme l’a fait Wiertz. Il a réussi à créer une œuvre qui étonne et qui émeut.

On a dit souvent que la grande peinture, la peinture historique et religieuse, ne peut se produire qu’avec l’appui de l’église ou de l’état. L’église et l’état peuvent seuls en effet commander, placer et payer de grandes toiles qu’un particulier, quelque opulent qu’il soit, serait bien embarrassé de loger chez lui, et que par conséquent il n’achètera pas. Wiertz cependant parvint à créer tout un musée, sans autre secours que le prêt qui lui fut fait d’un atelier assez grand pour y déployer ses gigantesques compositions. Rubens, Raphaël, Jules Romain, le Dominiquin autrefois, de nos jours Cornélius, Kaulbach, Schnorr en Allemagne, Delacroix, Delaroche, Flandrin en France, tous ceux qui créèrent de grandes œuvres de peinture monumentale, travaillèrent pour des papes ou des souverains, des palais ou des églises. Wiertz, lui, fut son propre Mécène. En se privant de tout le bien-être qu’aurait pu lui procurer son talent, il se donna le loisir de produire ces pages énormes qui frappent d’étonnement. Il se payait ainsi indirectement les subsides nécessaires pour les acheter. Jamais il ne consentit à se séparer d’aucun de ses tableaux, même de ceux qu’il aurait pu très bien vendre; il voulait pouvoir toujours les corriger ou les anéantir, tant il poussait loin le respect de son art et de son talent. Il obéissait au mot d’ordre de son père : il travaillait pour la gloire. S’adressant quelque part