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lorsqu’il paraît au Salon, sous peine de rentrer pour toujours peut-être dans le silence de l’atelier, et nul n’en parle plus. L’écrivain longtemps espère. Pour l’artiste point d’illusion, la chute est immédiate, profonde, et il la croira irrémédiable si l’indifférence générale le fait douter de son talent. Cependant Wiertz n’était point de ceux qu’une défaite décourage. Revenu à Liège auprès de sa mère, à laquelle il se dévouait avec la plus tendre sollicitude, il osa s’attaquer à un sujet plus vaste que le Patrocle, et il entreprit de le traiter en des proportions encore plus colossales. Ayant obtenu de la ville la disposition d’une vieille église abandonnée, il y fit tendre une toile immense de cinquante pieds de haut sur trente de large. Emporté par une ardeur qui tient de cette fureur sacrée et sibylline dont parlent les anciens[1], il y représenta la révolte de l’enfer contre le ciel. Les anges précipitent dans l’abîme les démons qui les menacent et qui s’efforcent d’escalader l’empyrée. Les montagnes auxquelles ils s’accrochent se brisent foudroyées. Rochers et démons forment une effroyable avalanche qui tombe au gouffre éternel. Toute cette lutte titanique est rendue avec une verve inouie. Les difficultés de dessin que présentaient ces corps puissans se tordant dans les positions les plus diverses sont vaincues d’une main audacieuse, on voit que le vaillant artiste a voulu lutter avec les prodigieux tableaux du musée de Munich où Rubens a représenté par deux fois un sujet semblable.

Wiertz ne se contentait pas de peindre; il avait profondément médité la théorie de son art. En 1840, lors des fêtes données par la ville d’Anvers pour l’inauguration de la statue de Rubens, un concours avait été ouvert pour l’éloge du grand peintre. Wiertz obtint le premier prix, et son mémoire, écrit avec l’entrain et la chaleur qui animaient son pinceau, analyse d’une façon très juste les qualités du maître anversois. Ce succès littéraire et la renommée qui commençait à s’attacher à son nom n’avaient pas guéri l’ancienne blessure, qui toute sa vie continua de saigner. Il ne pardonnait pas à la critique d’avoir méconnu d’abord son talent; il lui reprochait ses contradictions, se moquait de ses ignorances, dénonçait sa partialité, et la prétendait inutile, nuisible, funeste à l’inspiration des artistes. Se jetant à corps perdu dans une lutte ardente contre des adversaires en qui il croyait voir des détracteurs injustes, il leur répondait par de petits pamphlets illustrés de caricatures et offrait son tableau de Patrocle pour prix à celui qui prouverait le plus clairement dans un mémoire « l’influence pernicieuse du journalisme sur

  1. « Je ne connais plus ni jour, ni heure, ni date, écrivait-il. Je ne discerne que deux choses : le moment du travail et celui du repos, le jour, la nuit. »