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rent une sorte d’héroïsme et l’envie de combattre les plus grands maîtres. » — « Pour me donner de l’émulation, ajoutait-il, j’ose porter un défi aux plus grands coloristes. Je veux me mesurer avec Rubens et Michel-Ange. » À ces juvéniles audaces, à ces grandes visées, on reconnaît un véritable enfant de la révolution française. Il commença son tableau en mai 1835. C’était une toile énorme, de trente pieds de longueur sur vingt de hauteur, où il avait représenté les Grecs et les Troyens se disputant le corps de Patrocle. En moins de six mois, l’œuvre était achevée. Exposée d’abord à Rome, elle frappa d’étonnement tous ceux qui la virent. Le vieux Thorwaldsen alla jusqu’à dire : « Ce jeune homme est un géant. » Les farouches héros de l’Iliade avaient rappelé sans doute au sculpteur danois les souvenirs épiques de la patrie scandinave.

Les années que Wiertz passa à Rome furent les plus belles de sa vie. Il travaillait avec ardeur. Outre son grand tableau, il peignit à cette époque différens sujets empruntés aux mœurs du pays et un portrait de Mme Lætitia Bonaparte exécuté après sa mort, et qui, exposé publiquement, eut un grand succès. En même temps il jouissait pleinement des splendeurs de la nature et de l’art dont il était entouré. Après de longues heures de contemplation passées à la chapelle Sixtine en face des fresques écrasantes de Michel-Ange, il allait demander aussi des inspirations aux grands aspects de la campagne romaine. Ces horizons solennels, ce paysage tragique, étaient en rapport intime avec son esprit et avec le sujet qu’il traitait. Monté ainsi au ton du sublime, il se mettait à peindre comme on combat. « Une toile, disait-il, est mon champ de bataille. » La brosse à la main, il s’y élançait en vainqueur avec une fougue dévorante. L’avenir, il y comptait; il espérait emporter la renommée de vive force, par un coup d’éclat. Et en effet son premier grand tableau est peut-être le plus parfait qu’il ait exécuté. Les Troyens, Hector et Énée à leur tête, s’efforcent d’arracher aux Grecs le cadavre de Patrocle. Depuis Rubens, on n’a pas mieux représenté le choc des corps humains et la fureur des combats. Partout des muscles tendus, des bras qui frappent, des bouches qui crient, des armes qui s’entrechoquent, des yeux qui lancent des éclairs, des guerriers qui succombent, des blessures qui saignent, enfin une effroyable mêlée au milieu de la poussière soulevée et du ciel assombri par l’orage. Le beau corps blanc de Patrocle se détache avec une grâce charmante sur ces groupes féroces, bronzés, rutilans, et sa chair décolorée donne bien le sentiment de la mort, et fait surgir à la pensée l’image virgilienne de la fleur que le soc a coupée. L’artiste s’est souvenu de l’effet merveilleux produit par le corps inanimé du Christ et par le linceul qui le soutient dans la Descente de Croix de la cathédrale