Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/838

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mie. « En dehors du prix de ma nourriture, écrit-il à sa mère, il est rare que je dépense deux liards. » Toutes les forces de son intelligence, de sa volonté, sont tendues vers un but unique : faire de la grande peinture et illustrer ainsi son nom et son pays. La gloire, telle est l’image radieuse qu’évoqua son père devant son imagination d’enfant, et que Wiertz, devenu homme, poursuivit avec une fougue égalée seulement par sa persévérance. A peine âgé de vingt ans, il traçait aux jeunes peintres ce fier programme : « dans un temps où le mécanisme est préféré à l’expression, il faut avoir le courage d’imiter le grand Poussin, de peindre pour la postérité, et, luttant toujours contre le mauvais goût, savoir rester pauvre afin de devenir un grand artiste. » Quelques années après, adoptant ce stoïque idéal pour lui-même, il écrit à un de ses amis : « Peindre des tableaux pour la gloire et des portraits pour le pot-au-feu, telle sera l’occupation invariable de ma vie. » La révolution de 1830 vint donner une force nouvelle aux sentimens enthousiastes qui bouillonnaient au cœur du jeune artiste. Dans un mémoire sur l’école flamande couronné en 1862 par l’académie de Belgique, il rappelle en termes éloquens ce temps de généreuses aspirations, d’où date en effet la renaissance de la peinture flamande. « La révolution politique amena la révolution artistique. L’amour de la patrie éveilla l’amour de l’art. On avait combattu pour le bon droit, on voulut combattre pour la bonne peinture. Ce fut un élan superbe. Le fusil donnait du cœur au pinceau. Toutes les têtes s’enflammaient au mot de patrie. La patrie ! chacun voulait sacrifier sur son autel. Les uns offraient leurs bras, les autres leurs capacités ou leur fortune. Le peintre sentit que lui aussi devait faire quelque chose pour son pays. Tous les hommes de l’art n’eurent plus qu’une seule pensée, ressusciter l’école flamande, relever ce glorieux fleuron national en criant à la fois : Vive la Belgique! et vive Rubens! »

En 1828, Wiertz concourut pour le prix de Rome, et en 1832 il fut couronné. Ce succès vint combler tous ses vœux. Il obtenait ainsi la première consécration de son talent et les moyens de visiter l’Italie, d’étudier les grands maîtres, et de se vouer tout entier à la production d’une œuvre capitale. Tandis qu’il traversait les Alpes, il roulait déjà dans sa tête le sujet de ce tableau. Il voulait l’emprunter à l’Iliade et faire saisir, en une toile héroïque, la poésie grandiose de l’épopée grecque. Il vivait en compagnie du vieil Homère; il le lisait et le relisait sans cesse. « Comme le vainqueur de Darius, je le tiens sous mon chevet, » écrivait-il. « C’est singulier, disait-il ailleurs, comme la lecture d’Homère me donne de la fureur. Je pense souvent à la lutte d’Ajax et d’Hector. Ce sont eux qui m’échauffent quand je veux faire quelque chose. Ils m’inspi-