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actuel, se soucient médiocrement de ce que l’on pensera d’eux après leur mort. Il est néanmoins encore des artistes assez naïfs pour vouer leur existence entière à la production d’une œuvre durable et pour sacrifier la fortune à la noble ambition de laisser après eux un nom qui leur survive. Parmi ces hommes d’un autre temps, on pourrait citer, sans être trop téméraire, un peintre belge, mort récemment à Bruxelles, pauvre, mais léguant à son pays tout un musée.

Il était assez peu connu à l’étranger, parce qu’il n’avait Jamais voulu se séparer d’aucun de ses tableaux; mais la vigueur de son talent, l’audace de ses visées, la variété de ses compositions parfois inégales, incomplètes, bizarres même, d’autres fois vraiment belles, et toujours consacrées à exprimer une idée noble, juste, philosophique, la nouveauté de ses théories et de ses procédés d’exécution, la haute et sévère moralité d’une vie d’efforts incessans, de privations, de luttes, dévouée exclusivement au progrès de son art, cette réunion de qualités peu ordinaires constitue une figure qui commande la sympathie, le respect même, et qui mérite, croyons-nous, d’être mieux appréciée qu’elle n’a pu l’être jusqu’à présent hors des limites de sa patrie[1].

Antoine Wiertz était né à Dinant, aux bords de la Meuse, le 22 février 1806. Son nom de famille semble indiquer une origine allemande, quoique son père, Louis-François Wiertz, fût de Rocroy. Celui-ci, après quatre ans de service dans les armées de la république, de 1799 à 1803, avait été reçu dans les invalides à Louvain. Rentré dans la vie civile, il se fit tailleur, puis s’engagea dans la gendarmerie hollandaise après la chute de l’empire. Cet homme simple, qui ne dépassa point le grade de brigadier, exerça sur son fils une influence remarquable. Il lui inspira cette vigoureuse ambition de bien faire, cette indomptable soif de renommée qui furent l’unique mobile de l’éminent artiste, et qui le maintinrent toujours au-dessus de tous les intérêts ordinaires de la vie. Pour tout dire en un mot, il lui communiqua, sans s’en douter et avec une rustique naïveté, le souffle héroïque de 1789. C’est le propre des grandes révolutions d’élever les âmes de tous les contemporains, de leur donner je ne sais quelle trempe inconnue auparavant, et qui

  1. Pour qu’on puisse juger, même à l’étranger, les œuvres si diversement appréciées de l’artiste que la Belgique vient de perdre, un habile photographe de Bruxelles, M. Fierlandts, a entrepris de reproduire tout le musée Wiertz en magnifiques planches du plus grand format. Les différens écrits du peintre seront aussi publiés de façon à permettre aux jeunes artistes de se procurer un ouvrage où les secrets du procédé et les règles de la composition sont exposés avec une grande clarté et une profonde connaissance du sujet.