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suffisait d’une seule goutte d’eau pour déchaîner le torrent d’éloquence qui vient naturellement aux lèvres quand on a fait son apprentissage oratoire dans les mass-meetings du Tennessee.

L’occasion ne se fit pas longtemps attendre. Justement il marchait vers l’ouest, ce pays du gros langage, où les foules ne sont pas en général plus respectueuses que les orateurs ne sont respectables, où d’ailleurs il allait se rencontrer avec une ardente opposition radicale. A Buffalo déjà, il avait lu sur une maison cette inscription désagréable : « La trahison est un crime et les traîtres doivent être punis. — (Ancienne politique d’André Johnson). » A Westfield, pour la première fois, un homme l’avait grossièrement interrompu, et n’avait pas été moins grossièrement remis à l’ordre; mais à Cleveland, où le président arrivait le soir après un long et fatigant voyage, il fut troublé maintes fois par des sifflets et des huées. Son langage, il est vrai, les provoquait bien. Il appela le congrès « cette bande salariée de mercenaires et de traîtres, » et l’accusa avec fureur « de vouloir renverser le gouvernement. » Ce fut alors que la patience échappa à son auditoire. Les huées, les sifflets, les grognemens, les blasphèmes éclatèrent de tous côtés. Ce fut pendant quelques minutes une confusion sans pareille, où l’on ne put distinguer que ces cris : Trois cheers pour le congrès! — Du sang-froid, Andy ! — Tu deviens fou! — New-Orleans ! — A bas le traître! Mais le président, qui sortait de table, s’exaspéra de plus en plus et finit par s’écrier : « Si j’avais envie de faire de la déclamation, j’irais prendre W. H. Seward, et je l’amènerais devant vous, je vous montrerais ses cicatrices; je vous ferais voir les vêtemens sanglans saturés du pus de ses blessures; puis je vous demanderais : pourquoi ne pendrions-nous pas Thad-Stevens et Wendell Phillips?... Quiconque s’oppose à la restauration du gouvernement et à la réunion des états est un aussi grand traître que Jefferson Davis. » Une voix lui dit : « Que faites-vous de votre dignité? — Je me soucie peu de ma dignité, » répliqua-t-il avec véhémence. « Il y a une partie de mes compatriotes qui respectent toujours leurs concitoyens quand ils le méritent, et il y en a d’autres qui ne se respectent pas, et qui par conséquent ne respectent pas les autres. — Traître! cria une voix sortie de la foule. — Que ne puis-je, répondit le président, voir cet homme! Je parie que si la lumière éclairait sa face, on y lirait la lâcheté et la trahison ! » Ses amis le soutinrent avec vigueur, et il termina son discours sur ce beau trait d’éloquence au milieu d’une tempête d’applaudissemens; mais une scène pareille était significative dans ce pays d’Amérique où l’on supporte si doucement les provocations les plus fortes, et où la tolérance des partis dépasse encore leur brutalité. Elle montrait que le président était bien jugé par le peuple.