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maine et la ville papale, la cité léonine, entre lesquelles se déroule le Tibre aux eaux jaunies. Je me suis perdu, comme bien d’autres, dans ces détours, dans ces palais et dans ces ruines, où, quand on croit avoir tout vu, on s’aperçoit qu’on n’a rien vu, tant c’est un monde inépuisable. J’ai subi le tout-puissant attrait de cette immensité, de cette grandeur si harmonieuse, si bien proportionnée, que les choses colossales semblent naturelles et simples, et en com- prenant bien, je le répète, le désir des Italiens, je me suis demandé plus d’une fois ce que deviendrait le gouvernement de l’Italie, un simple gouvernement moderne, dans cette Rome, s’il ne se perdrait pas au milieu de ces grands débris, de ces souvenirs et de ces palais qui semblent faits pour une tout autre existence. La liberté, je le sais bien, remplit tout et anime tout, et ce serait certes un saisissant spectacle que l’image de l’Italie affranchie et indépendante apparaissant au-dessus du Capitole ou au Forum comme pour renouer une vie interrompue; mais enfin il faut être hardi pour affronter le contact de certaines grandeurs même évanouies, et chemin faisant je me rappelais un de ces mots piquans par lesquels le comte de Cavour se reposait quelquefois des harangues publiques, où il metuait sa pensée sous une forme familière : « Ah! si l’Italie pouvait avoir deux capitales, une pour les jours de fête, l’autre pour les jours ordinaires!... »

Et puis ce n’est pas tout : n’y a-t-il point d’autres dangers? Il faut bien admettre une de ces éventualités : ou le pape reste à Rome, au Vatican, tandis que le roi arrive au Quirinal ayant l’Italie pour cortège, — ou il prend le chemin de l’exil. Dans le premier cas, le danger n’est point criant sans doute; est-on bien sûr cependant de ce qui peut arriver? Il y a des esprits effarés qui se figurent aussitôt voir le pape transformé en grand-aumônier du roi d’Italie, et c’est assurément la crainte la plus sceptique, la plus injurieuse qu’on puisse montrer à l’égard d’une institution comme la papauté, d’un pontife de la religion catholique. Il n’y aura pas de grand-aumônier au Vatican, j’en suis bien certain; mais est-on également certain qu’il ne puisse y avoir un jour ou l’autre au Quirinal un grand-écuyer du pape? Supposez un pape de génie et un roi comme bien d’autres rois, un parlement né dans un moment de réaction religieuse, simplement divisé : ne peut-il pas sortir de nouveaux conflits, de nouveaux déchiremens de cette situation complexe, de ce contact incessant qui rend les influences plus directes et plus vives? Et si c’est au contraire l’autre cas qui se réalise, si l’accomplissement immédiat du programme italien à Rome doit entraîner la fuite du pontife, je me demande jusqu’à quel point l’Italie est intéressée à cette éclatante rupture, à ce spectacle dangereux d’un pape fugitif. Ici, c’est un Italien, un des plus ingénieux et des plus