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première fois en 1835. Il est probable qu’ils y vinrent du territoire de Johore, dont Singapore n’est séparé que par un étroit canal. Parfois, dit-on, on les a vus traverser ce canal à la nage; il est même arrivé que des pêcheurs en ont trouvé un dans leurs filets, à moitié noyé. Quel motif peut décider ces monstres à quitter leurs forêts natales, où le gibier qui leur convient se trouve en abondance? Pourquoi viennent-ils dans une île où il n’y a plus ni buffles, ni rhinocéros, ni éléphans, à peine des troupes de singes et quelques bêtes fauves? On ne se l’explique qu’en leur supposant un goût particulier pour la chair humaine. Il est certain que le nombre en augmente chaque année, et que tous les efforts que l’on a tentés pour se débarrasser d’un si cruel fléau ont été inutiles. Malgré les primes accordées aux chasseurs qui les détruisent, il est rare que l’on en tue, car c’est un ennemi qui se cache et qu’il n’est pas facile de débusquer. Le plus simple est de les attendre à l’affût, près d’un appât qu’on leur prépare, ou de creuser sur les pistes qu’ils fréquentent des fosses recouvertes d’herbes et de branchages. C’est en particulier par ce dernier moyen que sont capturés les jeunes animaux que l’on revend à haut prix. Le seul remède efficace serait la destruction complète de toutes les forêts. Les tigres se retireraient d’eux-mêmes, s’ils n’avaient plus de retraite où se cacher. Les défrichemens s’opèrent avec tant de lenteur que bien des milliers de victimes succomberont encore avant que ce résultat soit atteint. En attendant, ces féroces animaux se sont fait une réputation qui éclipse celle de leurs frères de l’Inde. Ils ont même eu l’honneur d’occuper le parlement britannique, qui s’émut à une certaine époque de l’effrayante mortalité des jungles de Singapore.

Bien que les riches négocians de Singapore, absorbés par leurs opérations commerciales, négligent un peu le défrichement et la culture des terres, il ne faudrait pas en conclure qu’ils se confinent dans la ville. Les rues de la ville, étroites et encombrées d’une population de toutes couleurs, leur conviendraient mal. Ils y ont leurs comptoirs, des entrepôts, des magasins, une bourse où ils se réunissent chaque jour afin de concerter leurs affaires et d’apprendre les nouvelles du port; mais le reste de leur existence se passe tout à la campagne, dans de charmantes maisons, bungalows, répandues autour de la ville dans un rayon de 8 ç 10 kilomètres. C’est là qu’ils se retirent après une journée consacrée au travail, pratiquant une hospitalité luxueuse, environnés de tout ce qui peut adoucir l’amertume de l’exil auquel ils se sont volontairement condamnés. Sous un climat qui permet de vivre toute l’année en plein air, au milieu de la nature riche et variée de la zone équatoriale, il est aisé à ceux qui possèdent la fortune de se créer une