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III.

Ainsi l’éloquence se tut quand périt la liberté et quand le peuple, fatigué de luttes, eut demandé le repos à l’autorité du prince; mais de même qu’il n’y a pas d’éloquence politique sans la liberté, il n’y a pas non plus de liberté sans la lutte. Quand un peuple comme celui d’Athènes fait lui-même ses lois et les exécute, il ne crée jamais une loi nouvelle sans qu’une lutte d’intérêts ou de principes opposés ne l’ait préparée; cette lutte, si pacifique qu’on la suppose, ne se produit pas sans qu’il y ait des blessés et des victimes, je veux dire des fortunes amoindries et des familles ruinées. C’est un mal sans doute; mais, si la liberté est un bien, elle vaut la peine qu’on l’achète, et, si elle est la première sauvegarde de la dignité et de la moralité humaine, le prix sera d’autant moins cher que la pratique de la vie publique aura rendu un peuple plus clairvoyant et plus équitable. D’ailleurs la lutte des intérêts opposés, des ambitions rivales, des privilèges de caste ou de famille, n’existe pas moins sous un prince absolu que sous le régime de la liberté : à Rome, le destructeur de tout ce qu’il y avait d’hommes distingués par leur vertu, l’ennemi de toute idée nouvelle, l’homme qui enduisait de poix les chrétiens et les allumait comme des torches dans ses jardins, enfin l’incendiaire de Rome, Néron, fut un empereur absolu et populaire. Ainsi un chef habile pourra ménager les intérêts rivaux; un chef malhabile ou violent les sacrifiera l’un à l’autre. Dans l’état de liberté, ces intérêts luttent par la parole; la discussion fait trouver le moyen terme le plus équitable. Dans l’autre condition, le sacrifice s’accomplit en silence, et la souffrance est d’autant plus cruelle.

Si un peuple pouvait se donner ou recevoir une législation invariable, répondant à des besoins qui ne changeraient jamais, il n’aurait besoin ni d’orateurs, ni de princes; la stabilité de sa fortune se suffirait à elle-même et ne redouterait aucun échec. Il n’en est pas ainsi : la nature entière, dans son ensemble et dans ses parties, est soumise à une loi nécessaire, que j’appellerai la loi des périodes. Cette loi veut que toute production de phénomène soit comprise entre deux limites où se fait le passage insensible de ce phénomène à celui qui l’a précédé et à celui qui le remplace. Entre ces limites, il est impossible de saisir un seul point fixe où la chose reste la même pendant une durée quelconque. Son état actuel est un mouvement, et ce mouvement suppose un état antérieur qui se termine et un état postérieur qui commence; mais, comme la somme des existences est toujours la même, une chose ne se substitue à une