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règlement, elles échappent du même coup au peuple et à l’orateur. Si le nombre de ces questions réservées augmente, on voit se restreindre dans la même proportion le champ de l’éloquence. Si ces réserves portent sur les principaux objets de la politique, — la paix, la guerre, les traités, les finances, l’armée, le commerce, — le rôle de l’orateur, réduit aux questions secondaires dont la solution est pour ainsi dire entraînée par celle des problèmes supérieurs, n’a plus qu’une médiocre importance; on le néglige parce qu’on le dédaigne, et le grand art de la parole ne tarde pas à tomber au plus bas degré. C’est ce qui arriva dans Athènes lorsqu’une puissance étrangère vint exercer son influence dissolvante dans les délibérations et substituer peu à peu l’action monarchique à l’activité nationale. Toutefois même alors, le précepteur d’Alexandre, l’ami et le conseiller de Philippe, Aristote, composait le meilleur traité de l’art oratoire que nous possédions. Il se montrait si convaincu de la dignité du citoyen libre qu’il définissait l’homme un animal politique, comme si les hommes qui, en cessant de s’occuper de leurs propres affaires, abdiquent entre les mains d’autrui leurs droits et leurs devoirs et renoncent à être des hommes politiques n’eussent plus été à ses yeux que de purs et simples troupeaux.

A Rome aussi, l’éloquence dura autant que la liberté. Quand la chute du dernier roi sur la fin du VIe siècle eut mis entre les mains d’une assemblée souveraine la discussion de la loi et la solution de toutes les questions pendantes, les jeunes hommes qui regrettaient la licence tolérée par les Tarquins accusaient la loi d’être « une chose sourde, plus favorable aux petites gens qu’aux puissans, tandis qu’un roi était un homme de qui l’on pouvait obtenir quelque chose quand on avait besoin d’un acte de justice ou d’une illégalité. » Quoique la langue des Romains fut encore à cette époque inculte et presque barbare, il est certain que dans ce sénat primitif les affaires se traitaient par la parole avant de se décider. On ne tarda pas non plus à parler au Forum devant l’assemblée du peuple, parce que les plébiscites résolvaient un grand nombre de questions importantes, et que le peuple dans les comices exerçait par les élections une grande influence sur la conduite des affaires. Toutefois l’éloquence romaine ne parvint à la dignité d’un art que le jour où elle put se modeler sur celle des Athéniens et s’inspirer des grands principes de liberté dont celle-ci était animée. A vrai dire cependant, l’éloquence politique des Romains fut toujours une éloquence sénatoriale, et n’eut jamais ces libres allures et ce caractère d’indépendance qui ont fait des orateurs d’Athènes les orateurs de l’humanité. Rome n’a jamais su se constituer en démocratie. A mesure que les droits du peuple s’accroissaient et qu’il entrait en partage