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les assemblées populaires avant que les demandes nouvelles aient revêtu par un vote le caractère d’une loi. Là où la liberté est pleine et entière, c’est-à-dire là où l’assemblée souveraine comprend ou représente le peuple entier, la loi nouvelle n’est votée que quand le besoin nouveau qu’elle doit satisfaire a grandi assez en face des anciens besoins pour que l’équilibre ait été rompu à son profit. Quand le sentiment de la justice, fruit d’une éducation libérale, anime une assemblée populaire, celle-ci s’applique à ménager les transitions, elle donne quelque satisfaction aux besoins nouveaux à mesure qu’ils s’accroissent; elle en donne encore à ceux qui diminuent jusqu’au moment où ils disparaissent tout à fait. C’est ici que se place le rôle de l’orateur, et qu’il devient possible de le définir. Qu’un besoin nouveau, qu’un mouvement spontané d’idées se produise au sein d’un peuple libre, d’individuel qu’il a été d’abord il s’étend peu à peu à plusieurs personnes, et s’il a en lui quelque cause réelle et générale de se produire, il gagne toute une partie du peuple. Le premier homme qui le ressent l’exprime faiblement d’abord et comme une chose de sa vie privée; mais, à mesure qu’il s’étend, l’expression en devient plus forte et plus générale, elle s’impose aux esprits, elle soumet les consciences : un jour vient où elle retentit dans l’assemblée nationale et demande à prendre force de loi. Celui qui la porte alors devant l’assemblée, c’est l’orateur. L’essence d’un tel homme est de ressentir fortement et de savoir énoncer, sous sa forme la plus intelligible pour les esprits, ce que ressent le groupe de citoyens dont il est l’organe. Il n’arrive jamais à la tribune avec une idée qui lui soit personnelle, parce qu’il n’ignore pas que cette pensée tout individuelle ne trouverait dans le peuple aucun écho. Au contraire il est lui-même l’écho d’une pensée répandue parmi le peuple, et dont il n’a pu devenir l’organe que parce qu’il a été, lui aussi, conquis par elle, qu’il en est maintenant possédé. Dans les états républicains ou simplement libres, cette idée n’est jamais fausse, car elle résulte d’un besoin réel. Elle peut quelquefois, il est vrai, être exclusive, lorsqu’elle ne représente que le besoin d’un groupe de citoyens et qu’elle s’offre comme une opinion générale ; mais dans ce cas elle est sans danger, parce que l’opinion contraire trouve toujours une autre bouche pour s’exprimer, et que chacune d’elles ne tarde point à être ramenée à sa juste valeur.

Tel est le mécanisme naturel des constitutions libérales et le rôle qu’y remplit l’éloquence. Il est évident que la constitution républicaine est de beaucoup la plus favorable aux progrès de cet art, car c’est elle qui comporte la plus grande somme de liberté. La moins favorable de toutes est celle qui l’exclut entièrement. Enfin la somme