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mille réunies dans une seule cave, on peut aisément se faire une idée de la richesse qu’abrite l’ensemble des cryptes s’étendant sur un espace de dix-huit acres[1]. Chaque tonneau porte des signes hiéroglyphiques indiquant le nom du propriétaire, l’année de la récolte, la date de l’arrivée dans les docks et le vaisseau sur lequel le vin a voyagé. Quelques-uns de ces fûts se montrent revêtus de champignons et d’autres excroissances végétales appartenant plus ou moins à la même nature que la flore nocturne des voûtes. Ce sont d’honorables certificats de vieillesse, et l’on se garde certes bien de les effacer. Chaque gros tonneau paie en quelque sorte à la compagnie des docks une pension de 4 deniers par semaine (40 centimes), et chaque baril de 2 deniers (20 centimes). Ce droit est assez élevé, et quelques riches marchands de vin bien connus à Londres déboursent tous les ans une somme considérable rien que pour le loyer de leur marchandise. Il faut pourtant dire que moyennant cette redevance ils sont déchargés de plus d’un souci : leurs vins se trouvent gardés, soignés et surveillés dans de magnifiques caves où ils peuvent se rendre eux-mêmes quand bon leur semble. Un autre avantage, c’est qu’ils n’ont point à acquitter les droits du fisc aussi longtemps que les tonneaux restent en place. Cette dernière considération paraît bien être celle qui a le plus contribué chez nos voisins au développement des docks. Qui ne sait que les vins d’Espagne et de Portugal sont lents à mûrir? Il faut les garder dans le bois pendant des années après leur arrivée en Angleterre; c’est le seul moyen de les dépouiller des défauts de jeunesse. Or les Anglais qui savent calculer, — c’est une justice à leur rendre, — se disent que les intérêts de l’argent qu’ils auraient eu à verser lors du débarquement entre les mains de la douane se trouvent beaucoup mieux placés dans leur poche que dans celle de l’état. Tout le temps que le vin vieillit et croît en valeur sous l’ombre des docks, il ne paie rien au fisc. Le négociant est alors à même de disposer des fonds qui doivent revenir au gouvernement et de les faire fructifier dans d’autres entreprises jusqu’au jour où il se délivre avec avantage de sa marchandise dormante. La réduction des droits d’entrée pourra bien modifier plus tard sous quelques rapports les habitudes du commerce anglais, mais pour l’instant la prospérité toujours croissante des docks défie l’abaissement des tarifs.

Je sortis des caves dans un état singulier. Les vaisseaux me paraissaient danser dans les bassins; les warchouses tournaient autour de moi comme des moulins à vent. Je me souvins alors d’avoir entendu

  1. La cave des eaux-de-vie, brandy-vault, peut contenir 36,000 futailles.