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gions qu’ils visitent. Voici par exemple l’Indus avec une figure du fleuve, le Maori décoré d’une statue d’aborigène tenant une lance à la main et couvert d’un manteau rouge, la Dilharree, qui va repartir pour Bombay et qui étale à sa proue une belle femme noire. Le marin anglais n’est point étranger à l’histoire de l’antiquité, il aime les souvenirs classiques : qu’on en juge par cet Ulysse (c’est aussi le nom du vaisseau) la tête coiffée d’un casque peint en bleu, la poitrine recouverte d’une cotte d’armes sur laquelle flotte une écharpe rouge, et le bras levé pour menacer ses ennemis. N’aperçois-je point d’un autre côté le Centurion, un lourd vaisseau qui s’est représenté lui-même par un Romain armé de pied en cap ? Ce que Jack (le matelot anglais) préfère néanmoins à l’histoire, c’est le merveilleux et l’allégorie. Il affectionne par exemple l’emblème de Jason, la lance d’une main, la toison d’or de l’autre et le dragon sous les pieds. Quelquefois son idéal flotte indécis entre la fable et la mythologie chrétienne. Voyez plutôt la proue du Calcutta, sur laquelle des anges couleur de chair se trouvent associés à un centaure tenant en manière de bouclier la tête de Méduse. Les images favorites de la navigation sont dans d’autres cas empruntées à l’ordre des fées, des ondines, des naïades. Que de provoquantes sirènes au sein nu ! Où va la Nymphe-des-eaux (Water Nymph), une jeune fille couronnée de feuilles de nénufar, son écharpe bleue jetée sur les épaules et une cruche dorée à la main ? Un écriteau nous apprend qu’elle doit bientôt quitter les docks pour la Nouvelle-Zélande. Avec quel air de défi le génie de la lutte (Conflict) se dresse, le bouclier d’une main et de l’autre le trident ! L’esprit et la littérature du jour fournissent de même des types à la sculpture nautique. C’est ainsi que les héros et les héroïnes de Walter Scott, de Byron, de Shelley, certains hommes politiques tels que John Bright, des cantatrices et des danseuses célèbres, des anges de charité comme Florence Nightingale, ont plus d’une fois eu l’honneur de conduire sur les mers le vaisseau dont ils ornaient la partie la plus visible.

Le plus souvent encore dans le choix de ces figures le marin consulte son cœur : il baptise le vaisseau du nom de celle qu’il aime, et l’enrichit d’une statue de bois plus ou moins dorée ou coloriée qui est le portrait de son idéal. On est libre de trouver cet idéal un peu matériel ; mais chacun a son type de beauté : celui de Jack est en général une forte et gaillarde fille aux traits réguliers et au teint éclatant, car ce que le matelot brun et hâlé lui-même estime le plus chez les femmes est la fraîcheur. Comme les sculpteurs employés pour ces sortes d’ouvrages sont essentiellement réalistes, ils copient avec scrupule les modes qu’ils ont devant les