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produits ; mais le moyen de tenir son attention éveillée au milieu d’un va-et-vient perpétuel de petites brouettes chargées de marchandises, qui courent avec des roues de fer entre les jambes des passans ? — Ici tout travaille, tout a une forme vivante. Des grues scellées par la base dans la pierre agitent leur long cou et tendent du bout de leur bec des sacs remplis de biscuits aux navires en train d’appareiller. De temps en temps il faut passer d’un côté des bassins à l’autre, sur le rebord des portes qui servent à retenir les eaux : ce sont à la fois des ponts tournans et des écluses. On s’enfonce ainsi dans de nouveaux quartiers, dans des rues s’ouvrant derrière des rues, où des hommes gravement assis devant des tables dressées en plein air enregistrent les marchandises sur un livre de comptes. Cependant une heure vient de sonner à l’horloge des docks : les travaux manuels sont suspendus, des groupes d’ouvriers en veste de toile blanche et en pantalon de velours de coton à côtes s’acheminent vers la grande porte de sortie pour chercher leur dîner. Nous profiterons de leur absence et de la solitude relative des quais pour examiner les vaisseaux.

Les bassins artificiels des East-India docks, ayant été destinés à recevoir de très grands navires, n’ont jamais moins de vingt-trois pieds d’eau, dans laquelle sommeillent des bâtimens de toutes les formes et de tous les pays. Les Anglais admirent fort ces machines flottantes, sorties en grande partie de leurs chantiers, et pour peu qu’on vive parmi eux, on se laisse aisément gagner à l’enthousiasme que leur inspire l’architecture navale. Les grands mâts en repos, les fines nervures des agrès, les énormes câbles enroulés sur eux-mêmes, ainsi que des nœuds de serpent, la coque élancée de certains steamers doublés de fer ou de cuivre vert-de-grisé, tout respire bien ici un sentiment de poésie grand comme la mer. Quelle fierté dans la masse imposante de ces vaisseaux qui ont trouvé le secret d’être légers et rapides ! Avec quelle adresse l’homme communique à ces monstres de l’industrie les propriétés, quelquefois même les traits généraux des créatures qui nagent sur le dos de l’océan ! A l’intérieur, quelques-uns des navires sont des palais en voyage, avec des salons de bois de rose ou de citronnier, un magnifique service d’argenterie et toutes les délicatesses d’un luxe asiatique. Ce qui m’a pourtant le plus intéressé est le nom des bâtimens, ainsi que les figures sculptées qu’ils portent fièrement à la proue.

Pour le marin anglais, le vaisseau est une personne, man ; son nom n’est pas seulement un signe d’identité, il représente encore un être de raison à la destinée duquel se trouve attachée celle de l’équipage. Plusieurs d’entre eux ont reçu le nom des ré-