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de la Tamise?» Il ne m’appartient nullement de juger de l’opportunité des grands travaux que l’Angleterre poursuit ou termine d’année en année au prix d’énormes sacrifices : tout ce que j’ai à y voir est un aveu d’inquiétude. La construction des redoutes et des bastions de pierre proclame assez haut que nos voisins ne croient plus autant à l’infaillibilité de leurs anciens remparts de bois... les navires. Qui donc a pu ébranler cette antique confiance dans la protection de la mer? D’où vient que la Grande-Bretagne a vu ainsi se dissiper, il faut bien le dire, une partie de sa force? Les conditions matérielles d’une flotte de guerre ont entièrement changé depuis moins d’un demi-siècle, Jusque-là, pour maintenir sa supériorité dans l’empire des eaux, l’Angleterre comptait avant tout sur la valeur et l’expérience de ses marins. Tritons nés sur les côtes d’une île étroite[1], ils s’étaient de bonne heure identifiés aux deux élémens, et leurs premiers regards avaient souvent fixé la mer avant la terre. La vapeur adaptée aux organes des grands vaisseaux de ligne et tout dernièrement les frégates cuirassées ont singulièrement réduit le rôle du personnel dans les affaires navales. A la guerre des hommes les uns contre les autres a succédé en partie la guerre des machines. Quoique l’intelligence et le courage des combattans soient toujours bien l’âme de ces nouveaux monstres marins, il est certain que la force individuelle disparaît presque derrière des masses de fer portant des tonnerres dans leurs flancs impénétrables. On ne s’étonnera donc point que les récentes inventions aient un instant déconcerté le vieux génie maritime de l’Angleterre, habitué à de longs succès obtenus par de tout autres moyens.

Défavorable ou avantageux, ce nouveau terrain de la lutte avec les autres nations, il fallut pourtant l’accepter. L’Angleterre, par sa position insulaire, par son histoire, par l’étendue de ses rapports commerciaux et de ses possessions coloniales, n’existe qu’à la condition d’être une puissance maritime de premier ordre. Elle entra donc, quoique avec un peu de lenteur et une certaine répugnance visible, dans la voie des progrès mécaniques appliqués à la marine de guerre. L’Anglais, étant le peuple des machines, pouvait, en s’évertuant, reconquérir sa supériorité sur un pareil théâtre ; mais encore lui fallait-il le temps de se reconnaître. Des léviathans à l’armure de fer, le Warrior, le Minotaur, le Northumberland et bien d’autres sortirent peu à peu des chantiers de l’état. Divers obstacles s’opposèrent néanmoins au rapide développement du nouveau système : je ne parle point de l’argent, car malgré l’énor-

  1. On calcule qu’aucune partie des terres n’est à plus de vingt-sept lieues de l’eau salée.