Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

course à travers les régions profondes et sublimes, et pour récompense de vos travaux, de vos efforts, de tant de périls surmontés, la pauvreté, la souffrance, voici Beethoven. Si au contraire c’est l’épicurisme qui vous tente, si vous êtes né pour le monde, ses plaisirs, ses victoires que la fortune couronne au moment voulu, et dont on jouit ensuite librement, douillettement, dans les flâneries d’une existence, grâce à Dieu, longtemps prolongée, — voilà Rossini ; choisissez.

A l’Opéra-Comique, nous trouvons la question Capoul, un moment grosse d’orages, de procès, et dont, même aujourd’hui que tout semble s’apaiser, les petits incidens ont bien encore leur intérêt et leur moralité. Les ténors, les jeunes surtout, deviennent rares, on se les dispute. Qui sortira vainqueur du combat ? La folle enchère va son train : les directeurs de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique étaient aux prises. Le directeur de l’Opéra lui-même intervint un instant dans la mêlée. On eût dit la bataille de trois empereurs. Tant de bruit pour une voix si blanche ! Il y a trois ans à peine, M. Capoul débutait sans trop d’éclat sur la scène Favart. Depuis il a travaillé, mis du sentiment dans sa voix, de l’ordre dans son jeu, dans son accent, et c’est aujourd’hui un tenorino très sortable, qui dit avec goût la jolie cantilène d’introduction dans Marie et phrase délicieusement l’andante de l’air de Joseph. Bien ménagés, cette voix et ce talent pourraient fournir une très honorable carrière d’opéra-comique ; mais il n’est point dans l’esprit de notre temps que les chanteurs restent à leur vraie place et résistent avec suite aux inimaginables propositions que le moindre succès leur attire. M. Gounod, qui ne le sait ? vient de composer une partition sur le sujet de Roméo et Juliette, et, pour donner son ouvrage au Théâtre-Lyrique, commençait par demander l’engagement préalable de M. Capoul. On estime au premier abord qu’il eût peut-être été plus naturel de porter directement la chose à l’Opéra-Comique, où se trouvait déjà l’indispensable Roméo : de la sorte, on n’aurait du moins dérangé personne ; mais M. Gounod nourrit des superstitions d’ailleurs trop justifiables. Le seul grand succès dramatique qu’il ait obtenu jusqu’ici eut le Théâtre-Lyrique pour témoin. A l’Opéra, l’auteur de Sapho, de la Nonne sanglante et de la Reine de Saba n’essuya guère que des mécomptes, et quant à l’Opéra-Comique, le pigeon d’essai lancé par lui cet été n’en a point rapporté de fameux présages. Va donc cette fois encore pour le Théâtre-Lyrique, et tâchons d’avoir M. Capoul. On l’aurait ce Roméo, mais il en coûterait cher. Le directeur de l’Opéra-Comique avait prévu de loin la circonstance et stipulé, en cas de rupture, un dédit de 40,000 francs : joli denier pour une simple entrée au jeu. Les quarante mille francs versés dans la caisse de l’Opéra-Comique, ce sera le tour au jeune ténor de poser ses conditions particulières. Un Roméo de qui l’on exige de telles rançons ne saurait être homme à chanter, dans les prix doux, ses duos au clair de lune avec Juliette. Quarante mille livres pour le dédit, cinquante mille pour l’engagement : soit quatre-vingt dix mille francs pour le seul ténor, puis viendra