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français qu’ils sachent… On ne laisse pas de pendre ces pauvres Bas-Bretons ; ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche. » Je ne sais si je me trompe, mais il y a, ce me semble, plus d’éloquence dans certaines saillies ironiques, dans certains récits tout nus que dans toutes les déclamations, quand Mme de Sévigné, par exemple, montre dans les rues de Rennes « tous ces misérables, vieillards, femmes accouchées, enfans errant en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, » et aussi quand elle dit : « Nous ne sommes plus si roués : un en huit jours, seulement pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me paraissent une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. Nous vous en avons bien envoyé par centaines. Ceux qui sont demeurés sont plus malheureux que ceux-là. » La penderie du reste ne s’arrête pas aux paysans. « On a pris soixante bourgeois, écrit-elle un autre jour ; demain on commence à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures et de ne point jeter des pierres dans leur jardin… » Voilà la moralité ! Il y a en France des manières de tout dire ; celle de Mme de Sévigné est moins frivole qu’elle ne le paraît. L’émotion perce sous l’ironie. — Elle parlait ainsi tout bas dans ses lettres, dira-t-on ; mais vous, sans être les contemporains de Louis XIV, de M. Colbert et de M. de Chaulnes, parlez-vous bien haut des choses qui vous blessent le plus ? Et n’est-il pas des temps, quels que soient les dehors dont ils se parent, où il suffit que ce qui reste de conscience, de droiture, d’équité naturelle, vive en certaines âmes, ne fût-ce que comme une protestation involontaire, inavouée, volant sur les ailes de l’esprit vers l’avenir ? Pour moi, il me suffit que dans ces troubles de Bretagne Mme de Sévigné ne soit pas du côté de ceux qui pendent, et qu’elle le dise assez pour que sa légèreté ne trompe pas.

Après cela, on le voit bien toujours, elle reste une femme aux impressions aussi mobiles que vives, mêlant l’esprit et l’imagination à une sensibilité qui se répand avec profusion et qui se concentre principalement dans la grande affaire de sa vie, la préoccupation de ses enfans, de sa fille surtout. Que cette inépuisable sensibilité en effet soit un des dons de cette heureuse nature, ce n’est point douteux ; seulement elle est sensible à sa manière, comme une personne qui a été guérie de bonne heure des entraînemens de la passion, qui n’a gardé de l’amour que le goût de plaire, et qui s’est réfugiée dans ces affections dont elle dit elle-même : « Les grandes