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d’avoir aussi leurs Rochers, de chasser Picard qui ne veut pas aller faner, d’écrire des lettres et de se croire des Sévigné ! Elles ne seraient pas de leur temps, et elles n’en seraient pas plus de l’autre siècle.

Bonne femme, direz-vous, cordiale et humaine ! Oubliez-vous de quel ton leste et frivole elle parle de ces pauvres paysans révoltés que son ami le duc de Chaulnes fait pendre un peu partout, lorsque le gouvernement de Louis XIV récompense la Bretagne de sa docilité en lui infligeant de nouveau les édits qu’elle a déjà rachetés en 1671, lorsque commencent les dragonnades fiscales de 1675 ? Il est vrai. Mme de Sévigné serait d’ailleurs de son siècle et aurait quelques ménagemens, que ce ne serait pas encore un crime irrémissible. Si aujourd’hui un gouvernement procédait à la Louis XIV et livrait une province à la soldatesque pour quelques bureaux de taxes pillés et pour quelques pierres jetées dans le jardin de M. le préfet, je sais bien ce qu’on en dirait ou ce qu’on en penserait. Mme de Sévigné en parle quelquefois avec une apparente légèreté, comme elle parle de tout ; c’est la forme qui a trompé. Au fond, quand elle voit de près ces malheurs et cette désolation, elle ne rit plus. Elle est saisie, elle aussi, de cette grande pitié qui est au royaume de France en ce temps-là, car ce n’est pas seulement en Bretagne que la misère est affreuse et que les paysans se révoltent, c’est un peu partout. Avec le sentiment humain, la vieille humeur frondeuse se réveille chez elle. « Nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne, écrit-elle à Mme de Grignan. Ce sont deux Provençaux qui ont cette commission, c’est Forbin et Vins. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir. Voilà ce qui s’appelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu’on vous envoie des Bretons pour vous corriger. »

Et ces pauvres Bretons, elle les peint sous des traits qui n’ont peut-être pas absolument vieilli. « Ils sont six ou sept mille dont le plus habile ne sait pas un mot de français, dit-elle. M. Boucherat me contait l’autre jour qu’un curé avait reçu, devant ses paroissiens, une pendule qu’on lui envoyait de France (car c’est ainsi qu’ils disent) ; ils se mirent tous à crier dans leur langage que c’était la gabelle et qu’ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton : Point du tout, mes enfans, ce n’est point la gabelle, vous ne vous y connaissez pas. C’est le jubilé. En même temps les voilà à genoux. Que dites-vous de l’esprit fin de ces messieurs ?… » Et encore : « Nos pauvres Bas-Bretons s’attroupent quarante, cinquante par les champs, et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent meâ culpâ : c’est le seul mot de