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point refuser nos amis. C’est l’heure du berger ; les vapeurs de vos fleurs d’orange ne font pas de si bons effets… » Tout en riant et en se moquant, elle est bien un peu flattée, la belle dame, des honneurs, des civilités dont on la comble, des toasts portés à Mme de Grignan, qu’un honnête indigène appelle Mme de Carignan. Au fond cette représentation bretonne n’est pas ce qui la charme. Elle aime bien mieux les Rochers. « Je meurs d’envie d’être retournée dans ma solitude, écrit-elle… J’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire… — Enfin, ma bonne, j’ai trouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons… »

Et que fait-elle dans sa solitude ? Elle respire, elle jouit de la liberté avec son aisance naturelle, comme elle fait toujours quand elle est aux Rochers. Elle anime tout ; elle achète des terres pour augmenter son parc et étendre les promenoirs ; elle ouvre des allées nouvelles, elle plante des arbres et surveille avec amour ceux qui grandissent. « Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante, dit-elle. Pilois (son jardinier) les élève jusqu’aux nues avec une probité admirable….. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait. Voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie : vago di fama ! N’est-il point joli pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire hier encore en l’honneur des paresseux : bella cosa far niente ! » Que fait-elle encore ? Elle lit avec son fils, avec la Mousse, qui la trouvent ridicule « de préférer un compte de fermier aux contes de La Fontaine. » Elle ne se lasse jamais. « Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir… Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu’il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires. Il est fort amusant, il a de l’esprit, il nous entraîne et nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse. Quand il sera parti, nous reprendrons quelque morale de ce M. Nicole… — Nous lisons aussi l’histoire de France depuis le roi Jean. Je veux la débrouiller dans ma tête au moins autant que l’histoire romaine, où je n’ai ni parens, ni amis ; encore trouve-t-on ici des noms de connaissance. Enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons point… » Et Rabelais, et Montaigne, et Guichardin, et l’histoire de la révolution de Portugal recommandée par M. de Larochefoucauld, et les livres de dévotion, tout y passe. La lecture, la promenade, les ouvriers qui bâtissent la chapelle et dont on suit les travaux, les gens qu’on envoie à la prairie remuer les foins, les visites qui se succèdent, — aux grands jours Mme de Chaulnes, M. de Lavardin, M. de Rennes et les autres évêques, — aux petits jours ; à l’ordinaire la Duplessis, la plaisante victime dont on s’accommode encore quand il pleut, — c’est là cette libre existence des Rochers, où se concentre sous un reflet du ciel