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dépeuplait et qu’elle ne pouvait aller plus loin, elle aimait à se réfugier, disant : « Paris est un désert, et, désert pour désert, j’aime mieux celui de la forêt de Livry, où je passerai l’été. » Horace Walpole, venant de faire son pèlerinage en l’honneur de celle qu’il appelait Notre-Dame de Livry, décrit l’aimable abbaye avec « son air de simplicité rustique, » environnée de coteaux qui ornent la perspective. « L’abbé, dit-il, occupait une maison décente et commode. A quelques pas se trouve le pavillon consacré à Mme de Sévigné par son oncle. Du côté du jardin, qui conduit à la grande route, est un petit pont de bois sur lequel la chère dame allait d’ordinaire attendre le courrier qui lui apportait les lettres de sa fille… » Mais Livry est aux portes de Paris, et c’est presque Paris encore ; c’est le joli petit désert. Les Rochers sont le grand désert, la grande solitude, la vraie campagne plus âpre et peut-être plus chère. Là plus que partout, elle a vécu avec ses pensées, avec ses émotions, en tête-à-tête avec elle-même, comme elle dit ; elle y a été jeune femme, jeune veuve, mère heureuse ou tourmentée, grande dame recherchée, entourée jusque dans sa retraite au fond des bois. C’est là qu’elle avait ressenti dans un premier épanouissement de cœur ce qu’elle pouvait ressentir d’amour auprès d’un mari si peu digne d’elle. C’est là qu’étaient nés ses enfans, — le plus jeune, Charles de Sévigné, certainement, — la belle Madelon, Mme de Grignan, peut-être, on ne sait, tant il y a contradiction entre un acte de baptême de l’église Saint-Paul à Paris et ces mots de la mère elle-même à sa fille : « Vous… qui êtes née dans ce pays… nous remettons votre nom dans son air natal. » Par mille liens intimes, par tout ce qu’il y a de plus vivace dans l’âme, par les entrailles en quelque sorte, elle tient à cette terre bretonne, où elle se sent ressaisie par un monde familier toutes les fois qu’elle arrive. « Nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres qu’on a peine aies supporter… » Notre-Dame de Livry ! disait Horace Walpole ; on pourrait dire aussi Notre-Dame des Rochers ! La vérité est que ni aux Rochers ni à Livry elle n’était une sainte ; partout c’était une femme d’une trempe merveilleuse, mélange d’imagination et de raison, de sensibilité et de pétulance, de naturel et de raffinement, de simplicité et d’éclat mondain.

Je voudrais la peindre dans ce monde de Bretagne, où elle passe et revient sans cesse pendant quarante ans comme une familière et brillante apparition ; je voudrais la montrer se faisant bravement Bretonne sans cesser assurément d’être Parisienne, mêlant les souvenirs de Mme de La Fayette, de M. de Larochefoucauld et le plaisir