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Tous ces dons charmans n’attendent pas même la première halte pour éclater. « Notre essieu rompit hier dans un lieu merveilleux. Nous fûmes secourus par le véritable portrait de M. de Sottenville. C’est un homme qui ferait les Géorgiques de Virgile, si elles n’étaient déjà faites, tant il sait profondément le ménage de la campagne. Il nous fit venir madame sa femme, qui est assurément de la maison de la Prudoterie, où le ventre anoblit… » Pauvre gentilhomme campagnard, qui se trouve là justement sur le chemin pour égayer ce commencement de voyage et tarir les larmes légères du départ ! La première étape est Orléans, et ici déjà on se fait à la vie errante. On s’embarque sur la Loire ; il faut s’embarquer, c’est devenu une mode, une obligation « de prendre des bateliers à Orléans comme à Chartres d’acheter des chapelets. » On hisse le grand carrosse sur le bateau, et dans cette maison flottante disposée de façon à garantir du soleil, « bien à l’air, bien à l’aise, » on cause, on lit, on a « tous les points de vue qu’on peut imaginer, » on admire les sites qui se succèdent. « C’est pour nous divertir que nous allons sur l’eau, écrit-elle ; nous allons voguer sur la belle Loire ; elle est un peu sujette à se déborder, mais elle en est plus douce… » Un jour on va coucher à Véret chez l’abbé d’Effiat, qui vient prendre la voyageuse au bord de l’eau et qui la ramène par un « chemin semé de fleurs. » Le lendemain, c’est Tours, où règne Dangeau comme gouverneur. Entre Saumur et Angers, grave aventure : on reste enfoncé dans le sable en pleine Loire. Il faut bien débarquer, et on tombe à minuit « dans un tugurio plus pauvre, plus misérable qu’on ne peut le représenter, dit-elle ; il n’y avait rien du tout que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller… »

Ainsi on va le jour, la nuit. « Nous ramons tous, » s’écrie-t-elle gaîment. Enfin c’est Nantes, où elle est reçue aux flambeaux par M. de Lavardin, qui l’attend « avec plusieurs nobles, » et elle s’amuse de la scène qui « du milieu de la Loire devait être admirable. » Pour le coup, Mme de Sévigné n’est plus bien loin des Rochers ; tout compte fait, elle ne met guère qu’une douzaine de jours pour arriver. En huit heures aujourd’hui on est à Vitré, aux Rochers, en pleine Bretagne. Voilà ce que Mmo de Sévigné n’avait pas prévu, et qui sait même si devant cette merveille elle ne regretterait pas encore le temps où elle se laissait aller à la douce, à la « sage et majestueuse Loire, » où elle se représentait

« Dans un petit bateau,
Dans le courant de l’eau,
Fort loin de mon château. »