Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cristal de l’automne, qui ne sont plus chauds, qui ne sont point froids. » Quelques feuilles commençaient à jaunir et à se détacher de l’opulente verdure, tourbillonnant dans un rayon de soleil. De la terre, humide encore des pluies récentes, s’exhalaient d’âpres senteurs, auxquelles se mêlait l’amère odeur du chêne. La tranquillité profonde, le silence mystérieux de ces bois n’étaient troublés que par quelque mugissement lointain ou par le bruit des écureuils gambadant d’arbre en arbre. La brillante apparition venait de franchir la grande grille, elle prenait par le mail, et se hâtait vers une de ces allées longues et droites, l’Infinie ou la Solitaire. Elle marchait d’un pas dégagé, — elle n’avait pas encore son rhumatisme, — le visage riant et ouvert, un laquais la suivant, elle portant un livre, peut-être le Tasse ou un de ces romans qui la ravissaient. Elle allait s’asseoir un instant et lire à la Capucine ou dans quelqu’un de ces pavillons élevés tout exprès par elle pour servir de lieu de repos. Je crus la voir qui demandait avec gaîté à son laquais ce que c’était que ces vagabonds au vêtement étrange et inconnu qui la suivaient ainsi curieusement. Puis le rêve s’évanouit, — un propriétaire ou un intendant longeait le bois un faisceau de branches sous le bras, — et je me disais que c’était pourtant vrai, que deux siècles s’étaient écoulés sans doute, mais que dans ces allées où je passais elle avait passé, que ses regards s’étaient fixés sur ces champs, sur ces collines, que c’était le même soleil à la différence près de quelques révolutions de plus ou de moins ; je me disais que là s’était dérobée toute une partie de sa vie et non la moins féconde, que là, au temps de ses premiers bonheurs de jeune femme, lorsque le marquis de Sévigné vivait encore et n’était pas encore infidèle, elle recevait la plaisante épître de Bussy et de Lenet : « Salut à vous, gens de campagne, — à vous, immeubles de Bretagne… » Je me disais enfin que de là étaient parties toutes ces lettres étincelantes, ingénieuses, animées, histoire d’un esprit, histoire d’une société, histoire aussi de cette maison des Rochers, devenue sous cette baguette de magicienne un château enchanté fait pour le plaisir de l’imagination, avant d’être simplement une propriété suivant la fortune banale des héritages[1].

La physionomie des lieux aide à l’illusion. Le paysage ne change pas comme les hommes. Aujourd’hui comme autrefois, il garde ce je ne sais quoi de sévère et doux dont s’émerveillait Mme de Sévigné. Mieux encore, c’est tout ce paysage de la Haute-Bretagne, de

  1. Voir la belle et complète édition de Mme de Sévigné qui se publie à la librairie Hachette, sous la direction de M. Ad. Régnier, et qui est tout près d’être achevée. C’est le monument définitif élevé a cette charmante mémoire.