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Bernardin de Saint-Pierre, mais du coup d’œil vraiment philosophique de Leibnitz. En même temps il se rend mieux compte à lui-même de ces innéités qui éclatent dans l’inspiration scientifique et dont s’émerveillait le génie de Goethe ; il s’étonne de voir comme son entendement est naturellement fait pour comprendre la nature, comme il est prédestiné à la science. Les signes de l’ordre ne sont pas plus profondément empreints dans le monde qu’ils ne le sont dans son esprit. Il reconnaît que la raison de l’homme est disposée comme par un dessein exprès pour concevoir la raison de l’univers. Il jouit de cette dernière harmonie qui l’aide à comprendre toutes les autres, et, sans prétendre à l’explication absolue des choses, il sent qu’il s’en rapproche de plus en plus à mesure qu’il comprend mieux que cet ordre universel n’est qu’intelligence déployée dans l’infini matériel des mondes et dans cet autre monde, l’âme. Osons donner au principe de l’ordre son vrai nom : la raison suprême, ce que Platon appelait l’auguste et sainte pensée. C’est d’elle que tout procède, à elle que tout se ramène ; elle est le centre vivant, éternellement actif, autour duquel se déploient les différentes formes de l’être, les variétés infinies des âmes, des forces, des figures et des mouvemens, les régions diverses de la nature, ordonnées dans leurs orbites concentriques et se mouvant toutes par l’impulsion unique qu’elles reçoivent de l’immobile moteur.

Voilà le point de vue métaphysique de la nature en regard du point de vue scientifique, vrai, mais incomplet. Ainsi se marquent a nos yeux les limites qui séparent la science positive de la philosophie et la distinction fondamentale des deux facultés qu’elles emploient : l’une par laquelle nous saisissons les rapports des choses entre elles, qui constituent l’ordre, — c’est le sens scientifique, — l’autre par laquelle nous saisissons le rapport de l’ordre à son principe, — c’est le sens métaphysique. Le philosophe idéal serait celui qui, en ces temps de dispersion et de morcellement intellectuel, réunirait en lui ces deux sens, ces deux facultés, et les combinerait dans un suprême élan de génie, — un Aristote avec la science moderne en plus, un Leibnitz avec moins d’idées systématiques. Ce jour-là, l’anarchie des intelligences s’apaiserait un instant sous le charme impérieux de la vérité manifestée à la fois dans ses deux grands aspects. Le monde connaîtrait, au moins pour une heure, la plus haute volupté intellectuelle qu’il nous soit donné de concevoir, un mouvement de joie unanime de tous les hommes réunis dans le divin accord des idées.


E. CARO.