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de Tourane avec 3,000 hommes sur cinquante ou soixante jonques. Il exposa longuement à la cour de Hué qu’il avait en vain essayé de résister à l’invasion des Tartares en Chine, mais que, la dynastie des Ming étant décidément renversée, lui et ses hommes ne voulaient à aucun prix devenir sujets de la dynastie des Tsing, et qu’ils préféraient se soumettre à l’empereur d’Annam. Assez embarrassé sur le parti à prendre, celui-ci se souvint à propos qu’il y avait en Basse-Cochinchine de magnifiques et immenses étendues de terrain dont il n’avait pu encore se rendre maître. Il y expédia donc ces émigrans, réalisant ainsi, selon le chroniqueur, trois excellentes opérations, la conquête d’une partie du Cambodge, l’expulsion de ses habitans, et l’envoi au loin de ces inquiétans visiteurs. Ils se fixèrent près de Bienhoa, dans l’île de Cou-Lao-Pho, qui devint rapidement entre leurs mains le centre commercial du pays. Ce fut à peu près vers la même époque que le Chinois Mac-Cu’u s’emparait de Hatien et y fondait la colonie dont nous avons parlé.

La formidable insurrection des Tayson, dite des montagnards occidentaux, devait porter au nouvel établissement un coup dont il fut des années à se relever. Elle éclata en 1773. C’était encore une explosion du sentiment national, révolté de l’ascendant qu’avait repris le parti chinois à la cour de Hué. Pendant plus de dix ans, les Tayson restèrent maîtres absolus du pays. Dès le début de la guerre, les émigrés de Cou-Lao-Pho, se sentant menacés dans cette position, l’avaient abandonnée pour l’emplacement actuellement occupé par la ville chinoise de Cholen, près de Saïgon ; mais les progrès des rebelles ne devaient pas s’arrêter à Bienhoa, et en 1782 ils firent irruption dans la province où avaient espéré trouver un asile les malheureux que poursuivait la réaction populaire. « Il en périt en cette occasion plus de 10,000, dit l’historien que nous continuons de citer, Chinois et marchands, indistinctement passés au fil de l’épée. La terre fut couverte de cadavres depuis Ben-nghe jusqu’à Saïgon, et comme on les jetait dans la rivière, elle en fut arrêtée dans son cours ; personne ne voulut manger de poisson pendant trois mois. Les marchandises de toute sorte, thé, étoffes de soie, remèdes, parfums, papiers, jonchèrent la route pendant longtemps, sans que personne osât y toucher. » La colonie ne recouvra sa prospérité que vers le commencement de ce siècle, quand l’ordre fut enfin rétabli à partir de 1802, et cet essor, un peu lent au début, devint plus marqué d’année en année, si bien que le commerce était depuis longtemps redevenu presque exclusivement chinois lors de notre entrée en Cochinchine. Il était intéressant de savoir sous quelle impression cet important élément de la population accueillerait le nouveau régime qui s’offrait à elle.