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Ce petit pays a été pour ses chefs d’une utilité d’ordre différent, mais non pas inférieur, par sa situation géographique, par cette magnifique frontière qui domine la plaine italienne comme le front bastion né d’une forteresse immense, et qui, après avoir servi de camp retranché et de base d’opération à la monarchie, est devenu l’appât sans cesse tendu aux convoitises de la France, jalouse d’atteindre ce qu’elle regardait comme sa frontière naturelle. À ce point de vue, la Savoie n’a valu rien moins au Piémont qu’une armée nombreuse et vaillante, l’armée de la France. Chaque fois que la maison de Savoie a été sérieusement menacée dans ses progrès du côté de l’Italie, elle a fait miroiter aux yeux de la France cette majestueuse courbe des Alpes, et la France de s’y laisser prendre et de se précipiter. Cinq fois la France l’a saisie dans l’espace de deux siècles et demi, et le plus souvent contre de larges compensations en Italie ; mais cinq fois elle a dû l’abandonner, car c’est l’honneur et le danger de cette nation de ne pouvoir remuer sans ébranler le monde ; cinq fois l’effort qu’elle a fait pour la prendre ou pour s’y maintenir a commencé une longue série de troubles européens, dont le contrecoup final a toujours eu pour effet le retour de la Savoie à ses anciens maîtres. Pour que la dernière prise de possession n’ait pas produit cet ébranlement universel, il a fallu dans la conduite des événemens qui l’ont précédée, accompagnée et suivie, un concours de circonstances singulièrement heureuses, la persistance d’une volonté obstinée jointe à des manœuvres d’une remarquable dextérité. Jusqu’à ce jour, jamais souverain n’avait pu amener la France sur ces hauteurs sans qu’elle fût prise de vertige. Cette frontière avait toujours été pour son génie expansif et guerrier une ligne mathématique sans profondeur ni largeur, aussitôt franchie qu’abordée. Qu’elle ait pu s’y maintenir et s’y arrêter sans que cette prise de possession ait rouvert l’ère des grandes guerres ou déchaîné ses ardeurs belliqueuses, il y a là un miracle d’équilibre que n’ont pu accomplir ni Charlemagne, ni François Ier, ni Louis XIV, ni Napoléon Ier, et qui ne peut tenir qu’à la rare fortune d’une situation exceptionnelle. Ce miracle, qui dure depuis six ans, est du meilleur augure pour l’avenir : il révèle ou des dispositions bien nouvelles dans le génie de la France, ou un étrange déplacement dans la distribution des forces en Europe.

Au surplus, toutes les fois qu’après une séparation passagère la Savoie a fait retour à ses anciens maîtres, elle n’est pas revenue seule, elle n’a jamais manqué de leur apporter quelque accroissement de puissance. La restitution des provinces cisalpines a été toujours accompagnée de quelques feuilles de cette Lombardie, comparée par Victor-Amédée II à un artichaut que les puissances