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La France a trop vu ce qu’elle gagne à rester silencieuse, à laisser se préparer et se terminer les crises où sont intéressés les droits des hommes, sans faire entendre cette voix puissante qui jadis trouvait si bien le cœur des peuples. Que devient-elle en effet lorsque, muette, intimidée, craignant de savoir et de vouloir, elle semble faire dépendre sa pensée d’une décision qui n’est pas la sienne, et attendre de quelque volonté mystérieuse l’arrêt du destin ? Ce peuple, qui s’est cru comme un second apôtre des nations, serait-il résolu à abdiquer toute puissance d’opinion et à laisser en d’autres mains le flambeau qui éclaire la marche vers l’avenir ? Je ne le puis croire, et si la France a pu quelques jours s’oublier ainsi, il y aurait ingratitude autant qu’imprudence aux peuples étrangers à prendre un oubli momentané pour une renonciation définitive, et à se figurer que la France de 89 et de 92 soit à jamais dans le tombeau.

Tout ce qui en Allemagne, tout ce qui dans le reste de l’Europe s’unit avec enthousiasme et confiance aux espérances nouvelles de l’humanité, tout ce qui met au-dessus des rivalités nationales la grande cause de la civilisation moderne, doit ne jamais oublier qui la première parmi les nations a ouvert à tous la carrière. Le 20 septembre 1792, à la nuit et non loin d’un lieu appelé Valmy, quelques Allemands autour d’un feu de bivouac devisaient tristement sur l’événement de la journée. Ils demandèrent ce qu’il pensait de tout cela à un homme jeune encore qui se chauffait avec eux, et dont les réflexions les avaient souvent frappés. Il répondit cette fois : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. » Cet homme était celui en qui l’Allemagne a cru souvent reconnaître son génie ; — c’était Goethe.


CHARLES DE REMUSAT.