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a vu on est confus et honteux de s’y être un instant laissé prendre, on est conduit à se demander si cette façon de concevoir et de mener une œuvre dramatique ne tient pas de près à l’époque même où nous vivons, aux systèmes à la mode ailleurs qu’en littérature. Pour moi, lorsque j’observe chez M. Sardou ce mépris absolu du bon sens, cette recherche exclusive d’un grand effet à produire, aux dépens même de la vraisemblance et de la raison, cet appel continuel à l’admiration de la partie la moins éclairée de l’auditoire et cette confiance imperturbable dans la sottise publique, il me semble retrouver dans ces procédés, appliqués à l’art du théâtre, de vieilles connaissances, et je me dis involontairement : J’ai déjà vu cela quelque part. En y réfléchissant un peu, tous les doutes se lèvent ; on s’aperçoit que les succès de M. Sardou viennent surtout de ce qu’il est bien de son temps, et de ce qu’il conduit une action dramatique à peu près de la même manière que l’on conduit de nos jours les affaires du monde. La logique et la vraisemblance au théâtre correspondent au bon sens et à la justice dans les affaires humaines : des deux côtés, en méprisant résolument ces règles et ces devoirs, en se proposant pour but unique de frapper vivement l’imagination du vulgaire, on peut produire l’effet qu’on a désiré et toucher au succès, chèrement acheté par de tels sacrifices ; mais ce succès même, dénué de véritable gloire, ne dure qu’un temps, et aussi longtemps qu’il dure, l’impatience des esprits éclairés et des jugemens droits le condamne.

Enfin le but est parfois manqué malgré l’indifférence sur les moyens de l’atteindre, et l’auteur de l’entreprise reste alors seul de son parti, au milieu de la désillusion générale. M. Sardou a jusqu’ici échappé à ce malheur ; ses tentatives les plus téméraires ont été heureuses, et le genre de succès qu’il a poursuivi ne lui a pas encore manqué : il n’a encore lassé ni l’indulgence publique ni la fortune ; mais il doit sentir, s’il est aussi fin qu’on l’assure, que la mode est sur le point de changer, et il ne peut, en tout cas, ignorer que sa méthode favorite peut aboutir, au théâtre comme ailleurs, à d’éclatans échecs. Il profitera, s’il est sage, de cet avertissement indirect et salutaire ; il fera un meilleur usage des dons réels et brillans qu’il a reçus pour le théâtre, et qui le soutiennent après tout au milieu de ses plus grandes fautes ; il retournera enfin aux autels délaissés de la vraisemblance, de la logique et du bon sens. Je lui souhaite donc, comme au pécheur de l’Écriture qui laisse la porte ouverte à l’espérance, qu’il se convertisse et qu’il vive ; mais en attendant je souhaite non moins sincèrement que cette imprudente poursuite de l’effet à tout prix, introduite dans l’art dramatique, reçoive sur le théâtre, comme partout, quelque dure et décisive leçon, et je laisse bien volontiers à ceux qui la pratiquent ou l’admirent dans la politique le soin de l’admirer et de la vanter dans la littérature.


PREVOST-PARADOL.


F. BULOZ.