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complets citoyens. Quant à nous, au surplus, nous ne redoutons point l’issue de cette épreuve, quelle qu’elle soit. Les mœurs politiques du pays n’en peuvent sortir que fortifiées ; un peuple qui aurait fait l’avance des sacrifices militaires demandés par le patriotisme ne saurait tarder à reconquérir toutes les franchises politiques qui lui seraient nécessaires.

Les étrangers sont surpris que cette question de la réforme de nos institutions militaires n’ait point encore occupé dans la presse française la place qu’elle mérite. Quoiqu’il soit facile d’en discerner les causes quand on connaît les conditions où vit la presse chez nous, le fait est triste, nous n’en disconvenons point. La faute n’en doit point pourtant être imputée entièrement aux mœurs paresseuses de nos journaux. Dans les temps où régnait la liberté de la presse et où existait l’initiative parlementaire, les discussions publiques étaient souvent éclairées et relevées par des concours qui leur font aujourd’hui défaut. Un sentiment d’émulation parcourait alors toutes les classes qui prenaient part aux affaires politiques, et les esprits d’élite qui étaient employés au service de l’état apportaient souvent un contingent utile et brillant à la controverse. On n’a pas assez remarqué dans le temps, on voit bien aujourd’hui quel relief et quel lustre les fonctionnaires distingués tiraient du contact avec la liberté. Chacun pouvait être le volontaire et avoir le mérite et l’honneur de son idée, de son travail, de son talent. Les militaires n’étaient point étrangers à ce mouvement brillant et généreux. Qui ne se souvient, en s’étonnant du contraste présent, de la gracieuse fécondité avec laquelle naissaient alors dans l’administration et dans l’armée les jeunes et solides réputations ? Des directeurs de ministères étaient des personnages dont les noms avaient un poids prodigieux auprès du public. Dans l’armée, des chefs de bataillon, des colonels étaient déjà célèbres, et, accoutumés de bonne heure aux caresses de l’opinion, marchaient avec plus d’ardeur aux positions élevées. La renommée depuis ce temps-là est devenue bien aveugle, bien sourde et bien muette. Nous avons perdu en grande partie cette camaraderie généreuse qui devrait unir l’opinion publique aux hommes qui méritent, au service de l’état, la faveur de la renommée. La différence de situation de la presse aux diverses époques explique ce contraste. La presse libre vivait en bons rapports avec les fonctionnaires distingués par leur talent, et ceux-ci, couverts par l’anonyme, se mêlaient volontiers aux débats des journaux, qu’ils élevaient et éclairaient à la fois. Nos jeunes officiers de l’armée d’Afrique, leur glorieux chef le maréchal Bugeaud en tête, prenaient lestement la plume. Si la question de la réforme de l’armée eût été posée alors, les brochures savantes, les vifs articles de journaux auraient plu de toutes parts depuis trois mois. L’opinion eût été avertie, instruite et remuée par des polémistes compétens lancés en tirailleurs. La même chose arriverait aujourd’hui en Angleterre, aux États-Unis, si un intérêt de cet ordre était en question parmi ces peuples. Nous ne possédons plus ce rayonnement, et ce