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l’association comme dans un fort, et d’en écarter les personnes qui n’appartenaient pas notoirement à une profession manuelle. Ils ne se cachaient pas pour dire que c’était la seule manière d’éviter une invasion d’avocats, et en effet il y avait dans l’assistance des avocats très disposés à se mêler aux discussions, si on eût consenti à les admettre. Un vote formel leur avait seul coupé la parole. Plus tard pourtant la question se reproduisit sous une autre forme. Il s’agissait de fixer par un règlement le mode de nomination des délégués au congrès en y ajoutant la mention des incompatibilités. Là-dessus les Français demandèrent qu’on n’admît que des ouvriers parmi les délégués, non des ouvriers équivoques, des ouvriers de la pensée, comme on les nommait, mais de vrais et authentiques ouvriers. Cette motion fut vivement combattue par les Suisses et surtout par les Anglais ; on demanda aux auteurs de la motion d’expliquer le sens de leurs exclusions. L’un d’eux se leva : « Ce sens, dit-il, est des plus clairs, et peut se passer de commentaire. Nous ne haïssons personne ; mais dans les conditions présentes nous devons considérer comme adversaires tous les membres des classes privilégiées soit au nom du capital, soit en vertu d’un diplôme. » La majorité trouva l’arrêt un peu dur, et de nombreuses réclamations s’élevèrent. Un Anglais se fit l’organe du sentiment commun. « Nous ne nous associons pas, dit-il, à ces répugnances ; nous nous refusons à ces éliminations. Y souscririons-nous, que nos camarades de Londres nous désavoueraient hautement. Il n’en est aucun qui ne reconnaisse les services que nous ont rendus les hommes voués aux travaux de l’esprit, et qui n’attache du prix à être assisté de leurs lumières. Au lieu de leur fermer les portes de notre congrès, il faut les leur ouvrir toutes grandes. Point d’esprit d’exclusion, qu’on attribuerait à un sot orgueil ! » Piqués au jeu, les Français ripostèrent ; ils montrèrent comme suite de cette intrusion les intempérances de la parole, les digressions oiseuses ; rien n’y fit : à la majorité de 25 voix contre 20, le congrès repoussa la motion.

L’intérêt languissait souvent, et la discussion n’avait pas toujours des allures aussi vives. Il est vrai que la forme du débat y prêtait peu ; les orateurs avaient le choix entre trois langues, et ces intermittences laissaient toujours une portion de l’assemblée en proie au malaise d’une attention sans objet. Ainsi dans le cours de la première séance la parole fut donnée à un réfugié allemand qui avait une certaine réputation d’éloquence ; il parla longtemps dans un style plein d’images. Il compara la ligue naissante des ouvriers au serment du Grüttli, et lui prédit les mêmes chances ; le salut était là, il n’y avait plus rien à attendre des classes dominantes infectées de corruption et d’agiotage. — Ce fut un discours à effet, mais les