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d’entendement, la force de volonté, sont dominantes. Dans sa jeunesse et jusque dans les années de son âge mûr, alors que, lâchant la bride à son inspiration, il se laisse guider par elle, il ne produit que des œuvres incolores, médiocres ; il arrive à cinquante ans avec le bagage d’un partitionnaire italien[1]. A cette période où pour tant d’autres le déclin commence, sa carrière s’ouvre. Il pense, donc il est. Il étudie le grec, les littératures ; il réfléchit, compose, n’a de goût que pour les idées. Les idées de Gluck, voilà le sublime ! Sans ses réformes, sans sa parole autorisée par ces chefs-d’œuvre qui de nos jours font bâiller les mâchoires, les plus belles choses que nous admirons n’existeraient peut-être pas, — et quand je vois ce large front si énergique, si ouvert, ces nobles traits si vivans dans le marbre de Houdon, il me semble avoir devant les yeux le Socrate d’un art nouveau, dictant à ses disciples des préceptes dont à travers les âges, Dieu et le génie de la musique aidant, sortiront ces modernes dialogues de Platon qui s’appellent la Vestale, Fidelio, Euryanthe, Guillaume Tell, les Huguenots.

Gluck triomphait, touchait au but. Iphigénie en Aulide, Armide et surtout (1779) Iphigénie en Tauride, son plus complet chef-d’œuvre, avaient mis sa renommée hors de question. La France, qui ne demandait qu’à voir en lui un de ses enfans, mesurait sa reconnaissance à la grandeur du bienfait. Aux pensions succédaient les honneurs. Le roi fit tout pour s’approprier le maître illustre, mais la cour de Vienne vint à la traverse : Marie-Thérèse réclamait ; on dut obéir. Gluck, se rendant à l’appel de sa souveraine, obtenait pourtant qu’il lui serait accordé l’autorisation de reprendre de temps en temps le chemin du pays où ses plus beaux lauriers avaient verdi, congé dont il ne devait du reste jamais profiter. Rentré à Vienne, il y vécut encore plusieurs années dans une retraite sagement occupée, recevant ses amis, visité des majestés et des altesses de passage, dégagé des soucis, non des soins de ce monde, courtisant la Muse, s’amusant de la cour. La Parque, qu’il avait tant chantée, lui fut douce ; il avait soixante-treize ans lorsque d’un seul coup de ciseau elle trancha le fil de sa longue et belle existence. Gluck mourut le 17 novembre 1787 d’une attaque d’apoplexie foudroyante, laissant un bien d’environ six cent mille livres.

Quelques jours avant son départ de Paris, Piccini et lui s’étaient rencontrés à table chez un fermier-général, leur ami commun. Ces deux hommes, au nom desquels tant de diatribes furent

  1. Je ne veux point dire qu’il n’y eût que fretin en cette marchandise. Tous ces Titus, ces Télémaque, ces Ulysse avaient en fonds de quoi prêter par la suite aux Alceste, aux Armide, aux Iphigénie ; mais ces richesses qui depuis ont fait nombre, où ne seraient-elles pas enfouies, si l’esprit qui crée et coordonne n’eût soufflé !