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meuvent dans le sublime, atmosphère que bien peu de gens sont en état de respirer indéfiniment sans mourir de suffocation. Leur tristesse n’a point d’espoir, leur joie point de mélancolie. Dans le sentiment qui les domine, aucun de ces contrastes par lesquels se dénonce la vie ; jamais un éclair dans la nuit sombre, un nuage dans le ciel serein : ils parlent vrai et vivent faux. Tirade ! convention ! éternel solennel ! comme s’écrie à ses heures ce bel esprit du romantisme en parlant d’Athalie. Quand ils quittent la scène, où vont ces Agamemnon, ces Achille, ces Oreste, ces Iphigénie ? Évidemment dans la coulisse, attendre que leur réplique les ramène. Étudiez au contraire les personnages de Shakspeare, de Mozart ; dans l’intervalle, ils ont été à leurs passions, à leurs affaires ; ils ont vécu, et c’est pour cela qu’ils vivent.

Qu’était-ce maintenant que la science musicale de Gluck ? Nous connaissons ses idées, son esthétique ; mais sur sa force technique, sur la profondeur plus ou moins grande de ses études, les renseignemens font défaut. Beaucoup de ses contemporains lui contestaient la science ; Hændel, entre autres, l’un des plus illustres et à coup sûr le plus bourru, prétendait qu’en fait de contre-point son cuisinier était capable d’en remontrer au chevalier Gluck. L’auteur d’Alceste et des deux Iphigénie savait-il le contre-point ? Aucun de ses ouvrages n’en offre une preuve éclatante. On pourrait à la rigueur admettre que, si Gluck n’emploie pas certains modes, ce n’est point par ignorance, mais parce qu’il les juge incompatibles avec ses principes sur le style dramatique ; toujours doit-on reconnaître que chez lui ne se rencontrent pas ces tours imprévus, cette inépuisable fécondité de ressources, ces trésors d’habileté qui nous émerveillent à chaque pas chez Mozart, le plus doué des hommes de génie et en même temps le plus savant des maîtres.

La vraie muse de Gluck, c’est la psychologie. On manquerait de justice envers cette puissante et complexe organisation à ne vouloir considérer que le musicien. Au-dessus de ses opéras qui ont vieilli, de ce formulaire solennel passé de mode, il y a une haute et vaste intelligence venue à son heure, et dont l’action devait s’étendre jusque sur nos générations. C’est dans Weber, dans Méhul, Meyerbeer, Rossini, Hérold, qu’il faut entendre aujourd’hui Gluck et l’honorer. Son témoignage prouve une fois de plus qu’en musique tout ne procède pas de l’imagination ; la réflexion joue aussi là son rôle, plus ou moins décisif, selon la nature du sujet. Quelle superstition de croire que le génie nous vienne en dormant ! Le génie de Gluck, comme celui d’un Michel-Ange, est le produit de toutes les forces de son existence, la résultante sommaire de toute une grande personnalité morale, intellectuelle, esthétique. Chez lui, les facultés