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Calzabigi. Ce fut le coup de maître après les coups d’essai sans fin d’une première période que rappellent beaucoup les commencemens de Meyerbeer. Dès vingt ans, il court l’Italie, étudie sous la direction de San-Martini, donne à Milan en quatre ans quatre opéras : Artaxerce (1741), Démophon (1742), Syphax (1743), Phèdre (1744). Venise ensuite le réclame, et ce sont des Démétrius et des Hypermnestre à foison. Pour empêcher les Crémonais de mourir de désespoir, on leur donne en passant Artamène, et vite on s’élance vers Turin avec un Alexandre dans sa malle. En 1745, on retrouve à Londres le jeune compositeur ; il y écrit en moins d’une année deux opéras, dont l’un, la Chute des Géans, obtient un succès de fureur. De tous les temps, le génie eut de ces feux de paille. Un moment la vie s’éclaire, pétille et flambe devant lui. Mirage ! s’il cédait à l’illusion, il ne serait pas le génie. Gluck vieillissant disait qu’il avait perdu trente ans de son existence à imiter Pergolèse et Jomelli. Alceste marque le terme de cette période d’apprentissage qui, entre tant d’opéras, fruits du second voyage en Italie, la Clémence de Titus (1754), la Clélie, Philémon et Baucis, Aristée, ne produisit de remarquable que la première version d’Orphée.

Comme Guillaume Tell, comme Robert le Diable, Alceste est une date. Pour la première fois nous tenons l’homme et son vrai style. C’est le chef-d’œuvre-manifeste, le discours-ministre. La préface n’y serait pas que la seule lecture de la partition suffirait pour démontrer le système. Une logique d’enfer, un esprit de conséquence qui ne pardonne pas ; toujours les mêmes moyens pour peindre les mêmes antithèses : des crescendo et des descrescendo, on ne sort pas de là ! Quand la situation s’accentue, un forte ; faiblit-elle, un piano, et ainsi de suite avec des alternatives de rinforzando et de pianissimo, selon que le sens littéral les requiert. Dans Alceste, où, comme le dit Rousseau, les sentimens et les situations ne varient guère, ce système engendre à la longue une intolérable monotonie, tandis que dans Armide et Iphigénie en Tauride, où l’action et les émotions fournissent davantage, cette manière de n’employer jamais le contraste par des raisons purement techniques, mais comme un moyen de mieux rendre l’expression et la vérité, amène des rencontres d’un effet musical souvent splendide. Rousseau écrit : « Je ne connais point d’opéra où les passions soient moins variées que dans Alceste. Tout y foule sur deux sentimens : l’affliction et l’effroi, et ces deux sentimens, toujours prolongés, ont dû coûter des peines effroyables au musicien pour ne pas tomber dans la plus lamentable monotonie. » Les personnages de Gluck, à l’instar des héros de tragédie, ont le tort d’être d’un seul bloc. Ils se