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récitatif de dona Anna sans le récit ? Quelle valeur cela conserve-t-il comme musique ? En peut-on dire autant, je le demande, d’un air, d’un duo, d’un finale, de ces divers morceaux d’un opéra où l’accent dramatique correspond au rôle que joue dans le récitatif le principe déclamatoire ? A ne les juger qu’au seul point de vue de la mise en scène, les finales de Mozart sont des merveilles ; serrer le texte de plus près semble impossible. Eh bien ! essayez d’en ôter les paroles, et vous verrez si musicalement le chef-d’œuvre y perd de son effet, si dans les détails comme dans l’ensemble quelque chose périclite, si vous cessez pour cela d’entendre un admirable morceau de musique.

Il en est de la musique comme de la danse, celui qui en dansant approcherait le plus d’un homme qui marche procurerait, je suppose, à la galerie un assez médiocre plaisir. La théorie de Gluck, beaucoup plus littéraire en somme que musicale, est une théorie toute française. Avant lui, Lulli, Campra, stylés aux mœurs de notre tragédie, en avaient déjà mis en honneur le système. « On pria un jour la célèbre Mlle Lecouvreur de déclamer ce morceau (le monologue d’Armide, de Lulli, enfin il est en ma puissance, dans le ton et avec cette intelligence avec lesquels elle rendait si bien la nature. Elle l’exécuta, et on fut agréablement surpris de voir jusqu’à quelle précision Lulli, par sa musique, se trouvait d’intelligence avec elle[1]. » Un pareil éloge n’a pas besoin d’être commenté. Le comble de l’art étant de rendre le sens des paroles, la plus belle de toutes les musiques sera celle qui s’annihilera entièrement dans les beautés du texte, de telle sorte qu’il ne soit plus besoin d’orchestre ni de chanteur pour nous la faire entendre ; une simple tragédienne suffit à l’expression musicale. Vous pensiez n’avaler qu’une tirade, vous avez absorbé en même temps la partition, tant la capsule pharmaceutique était bien préparée. L’art de Mlle Rachel fut certes merveilleux ; je me demande cependant si, appliqué aux compositions d’un Rossini, d’un Meyerbeer, il eût produit de telles illusions. Je me figure au contraire que cette fois la tragédienne eût perdu sa peine, car ici les conditions de réciprocité ne sont plus les mêmes. La musique n’obéit plus qu’à sa libre impulsion, émue de l’idée, oubliant la lettre et ne touchant au texte que comme Antée touche la terre pour rebondir et mieux planer.

Gluck venant en France choisissait habilement son terrain. Le système dont il se faisait le protagoniste devait en effet mieux réussir dans la moderne patrie de la tragédie classique. En Allemagne,

  1. Apologie de la Musique et des Musiciens français contre les assertions peu mélodieuses, peu mesurées et mal fondées du sieur Jean-Jacques Rousseau, ci-devant citoyen de Genève. Paris 1770, p. 20.