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Au camp des gluckistes comme dans l’armée des piccinistes, il y avait les généraux, les chefs de corps et de doctrine : Jean-Jacques, Grimm, Marmontel, La Harpe, puis les fougueux adeptes, — on ne disait point encore dilettantes, — puis en sous-ordre cette foule d’esprits à la suite qui ne savent que jurare in verba magistri ! Un de ces tirailleurs malencontreux discutait sur Iphigénie en Tauride en présence de Sacchini. Arrivé à ce passage de l’air d’Oreste :

Le calme rentre dans mon âme,

notre homme crut pouvoir se permettre une critique, insinuant que le musicien, alors qu’il aurait fallu rendre la plasticité de ce calme dont parle Oreste, en avait troublé l’expression par les figures d’un accompagnement trop dramatique. À ces mots, Sacchini, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, tombant en plein dans l’entretien : « Mais, monsieur, s’écria-t-il, quelle idée avez-vous donc de la situation ? Lui, calme ! n’en croyez rien. Il ne l’est ni ne saurait l’être. Oreste a tué sa mère. Quand il parle du calme qui rentre dans son âme, il cherche à se tromper lui-même ; Oreste vous dit qu’il est calme, et pendant ce temps, dans l’orchestre, les basses et les violons vous disent qu’il ment ! » On connaît aussi la réponse de Gluck à ce disciple qui, tout en admirant, reprochait sa monotonie au fameux air de « Caron t’appelle, » écrit sur une seule note. — Apprenez, mon ami, que dans le royaume des enfers les passions s’effacent, et que la voix y perd ses inflexions !

Je n’oserais contester qu’il n’y ait en tout cela bien de la sophistique. C’est aussi trop de précautions et de scrupules. L’art ne vit pas seulement de combinaisons magistrales, d’effets voulus ; il faut laisser à l’inspiration ses désordres, son imprévu. A force de s’attacher au sens des mots, de mettre partout des points et des virgules, de souligner chaque intention, de vouloir toujours vivifier la lettre, on tue l’esprit :

Et propter vitam, vivendi perdere causas.

Gluck obéit invinciblement à cette loi qui s’impose à tous les réformateurs. Il ne lui suffit pas de créer, il faut encore qu’il démontre. L’idée théorique, abstraite, le possède à ce point que ses plus belles œuvres, toujours grosses de génie, manquent de musique. J’ai rencontré jadis en Allemagne un grand homme de cette trempe : Cornélius, le Gluck de la peinture, que la France ignore ou connaît mal. Un jour qu’il me montrait je ne sais plus quel projet de carton pour un de ces cycles titaniques dont les murs de Munich et de Berlin sont couverts, « voyez ce renard, me dit-il ; au premier abord, on