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Impossible par la simple combinaison des notes dont se compose une mélodie d’obtenir l’expression caractéristique de certaines passions. Force est alors au compositeur de recourir à l’harmonie, à l’instrumentation, recours parfois également insuffisant. Dans l’air dont vous me parlez, tout repose sur un effet de contraste ; ma prétendue magie est tout entière dans la nature du chant qui précède immédiatement cet air, dans la couleur des instrumens que j’ai choisis pour accompagner ce chant. Vous venez d’entendre la douce plainte d’Iphigénie, ses regrets de quitter Achille. Les bassons et le cor, qui remplissent le principal rôle dans cette scène, soupirent encore mélancoliquement à vos oreilles. Est-ce donc miracle si l’unisson de toute la bande militaire, éclatant soudain au milieu de ce calme, jette le spectateur dans une émotion extraordinaire, que je devais sans doute ; quant à moi, chercher à produire, mais dont l’irrésistible puissance n’en a pas moins pour cause un accident purement physique ? » Rousseau, qui grandement admirait Gluck, tenait aussi pour ce système de la tragédie dans les formes, de la tragédie mise en musique et substituée à l’intermède de cour, à la pastorale à cothurnes, « Il faut que l’opéra soit joué, chanté et déclamé ; or, de ces trois choses-là, il me semble qu’on n’en fait qu’une. On y chante, et encore souvent y chante-t-on assez mal. » La musique, esclave de la poésie, anime, vivifie et parachève l’expression qu’elle a reçue d’elle.

Du reste, même au temps de Gluck, la discussion n’était point neuve. Saint-Évremond et La Bruyère déjà l’avaient entamée. Boileau raconte que, sur la demande de Mme de Montespan, Louis XIV avait chargé Racine de composer un poème d’opéra. L’auteur d’Andromaque, fort embarrassé d’un tel honneur et convaincu qu’un poète ne saurait jamais réussir dans ce genre, « la musique ne prêtant pas à la narration, » pria son ami Despréaux de lui venir en aide. La collaboration avait déjà pris forme, lorsque maître Quinault, se voyant menacé dans ses droits et privilèges de librettiste de la couronne de France, poussa jusqu’au grand roi, et obtint qu’il ne fût pas donné de suite plus tragique à cette fantaisie de la favorite : Sic nos servavit Apollo, s’écrie Boileau en terminant cette anecdote, d’où un prologue est pourtant résulté. Dans ce prologue, buriné par le législateur du Parnasse, la Poésie et la Musique apparaissent, allégoriquement personnifiées, selon l’usage, et après un moment d’entretien aigres-doux la Poésie fait mine de tourner le dos à son humble sœur en lui décochant ces trois vers, dont un, le derniers, plein de malice :

Ma sœur, il faut nous séparer,
Je vais me retirer ;
Nous allons voir sans moi cc que vous pourrez faire.