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le début, le je placé sous une noire marque l’indécision ; vers la fin du vers, la voix fléchit ; suit une pause pendant laquelle on dirait qu’il s’attend à voir tomber sur lui la foudre, mais le tonnerre n’éclate pas, le châtiment hésite. Alors, le sentiment qui grondait sourdement tout à l’heure s’enhardit, le cœur du père se redresse. La phrase recommence, mais avec fermeté, résolution, la noire de la première version devient une croche, la longue une brève, et le discours, net, rapide, accentué, prend soudain le ton de la plus inébranlable affirmation : « il n’obéira pas. » Peut-être trouverait-on que voilà bien des cérémonies pour un simple pronom personnel, et que de pareilles beautés tiennent plus à l’ordre esthétique qu’à l’ordre musical. Je n’en disconviens pas, et suis de ceux que tant de psychologie, de haute raison, parfois épouvantent. Je me hâte de déclarer cependant qu’à mes yeux toutes les chicanes qu’on fait à son système ne diminuent pas Gluck d’une ligne. Il appartient à cette classe d’hommes qui restent debout à travers les siècles. On peut aujourd’hui le trouver trop absolu, trop rigoriste, regretter qu’il ne soit pas plus musicien dans le sens de Mozart et de tous ceux qui, pour l’expression dramatique, descendent de lui : Cherubini, Weber, Meyerbeer, Rossini même, le Rossini des récitatifs de Guillaume Tell, comparables à ce que l’art de la déclamation a jamais produit de plus beau dans aucune langue ; mais, comme envergure et puissance, hauteur morale, clairvoyance, pénétration, intelligence, je doute qu’on ait souvent rencontré mieux, et je plains du fond de l’âme les pauvres gens qui ne savent pas s’incliner devant de pareils exemplaires de l’être humain, du génie humain, sinon du génie musical proprement dit[1].


III

Continuons l’étude du système, voyons ses argumens. J’ai raconté plus haut l’effet prodigieux de l’air d’Achille dans Iphigénie en Aulide. Nous avons vu le public dedans se lever en masse, les officiers porter la main à la garde de leurs épées. Un des amis de Gluck, Olivier de Corancey, lui demandait un jour pour quelle raison cet air d’Achille, si fier, si belliqueux, si entraînant, et qui à la scène vous fait partager toutes les furies du héros, perd en dehors du théâtre son effet terrible et menaçant, et ne conserve d’autre agrément que celui d’un joli mouvement de marche. A quoi l’auteur répondit : « On oublie toujours que la musique, et cela surtout dans sa partie mélodique, ne possède que des moyens fort limitées.

  1. Il faut dire de Gluck et de ses détracteurs ce que Goethe disait d’Euripide à propos des critiques de Schlegel : « Quand un moderne comme Schlegel relève un défaut dans un si grand ancien, il ne doit lui être permis de le faire qu’à genoux ! »