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militante. Après Cythère assiégée, 1775) vint Armide, la fameuse Armide, composée sur le texte de Quinault, qui date de 1686, puis Iphigénie en Tauride, sur un poème de Guichard, et Echo et Narcisse (1779). Ajoutez à cette liste la traduction d’Orphée et d’Alceste, ouvrages originairement écrits en italien, et vous aurez un de ces répertoires comme en a seul depuis composé Meyerbeer, et devant lesquels, pour un moment, tout s’efface ; le passé et le présent.

Ce n’est point à dire cependant qu’il n’y eût encore de très vives résistances. Brillante fût la victoire, mais que d’efforts pour l’acheter ! Combien de brochures, d’articles de journaux, d’apostrophes et de querelles à main armée ! Il est vrai qu’en avançant la question musicale s’était terriblement grossie et compliquée, et que ces mots « gluckistes et piccinistes, » qui ne signifiaient au début qu’une simple lutte de systèmes, avaient fini, grâce aux intrigues de cour, par servir de cri de guerre à la politique. Gluck se produisait en France sous les auspices de la jeune dauphine. En fallait-il davantage pour que la comtesse Du Barry se mît aussitôt en quête d’un candidat ? Cet heureux représentant des droits de la belle mélodie et des petites rancunes du pavillon de Luciennes fut donc le maestro Piccini, qu’on nomma directeur de l’opéra italien. Auteur d’une foule de partitions plus ou moins remarquables, — on lui en attribue jusqu’à cent trente-deux, sans compter les cantates, intermèdes, ballets, symphonies, etc., — mélodiste facile et sans préjugés, mêlant le bouffe au tragique, le sublime au grotesque, écrivant de la même main la Buona Figlia et l’admirable chœur de prêtres de la nuit dans Didon, — Piccini était pour ses défauts comme pour ses qualités, l’antagoniste par excellence d’un homme tel que Gluck. Cet Italien avait en soi tout le nécessaire pour agacer, irriter, mettre hors de lui le grand Allemand. Vrai choix de favorite ! et les amis aidant, appuyant, guelfes et gibelins arrivant à la rescousse, on se peut figurer le beau vacarme !

Gluck régnait sur la scène française, Piccini, aux Italiens, faisait ferme ; entre les deux camps, impossible de rester neutre. Medium tenuere beati ! de ces heureux-là, personne n’en voulait. A la tête des partisans de Gluck s’agitait Rousseau, Marmontel dirigeait le groupe des piccinistes. On avait pour devise d’un côté : « clarté, vérité dans l’expression, » de l’autre : « charme et douceur dans la mélodie, » et les apostrophes d’aller leur train, les coups de pleuvoir[1] au nom des principes. Le Journal de Paris, organe de l’auteur d’Alceste, se distinguait surtout parmi les belligérans.

  1. En même temps que les vaudevilles. Le philosophe de Genève, qu’on nomme en cette guerre le marquis du Trille à cause de son italianisme d’ancienne date, tout en portant de rudes bottes, n’était pas sans recevoir mainte écorniflure :
    Les Lullis et les Rameaux
    Sont des esprits opaques.
    Ainsi l’a dit en deux mots
    Jean-Jacques ! Jean-Jacques ! Jean-Jacques !
    Et ainsi de suite pendant trente couplets en style de complainte.