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Alceste, passionnaient le public ! Une voix cependant s’élève en France pour protester, la voix du citoyen de Genève. Chose étrange que ce Jean-Jacques, si prompt, si éloquent lorsqu’il s’agit de combattre, de bafouer l’erreur, tombe lui-même, dès qu’il s’imagine de composer, dans la dernière des erreurs, et que ce panégyriste entraînant, parfois sublime, soit de tous les musiciens le plus grotesque ! Oublions le Devin du village, ne songeons qu’au superbe agitateur, à l’insurgé qui d’instinct poussait à la roue, et, piètre musicien, préparait chez nous l’avènement des grandes périodes musicales.

Gluck vint donc en France au bon moment. Dans le public, l’esprit de réaction contre les vieilleries du passé l’appelait, l’attendait à la cour, Marie-Antoinette ouvertement se déclarait sa protectrice. Et pourtant malgré tout que de difficultés à vaincre, de cabales à surmonter ! Heureusement qu’on avait affaire cette fois à l’un de ces héros de mâle complexion que rien ne déconcerte et qui marchent à leur but en écrasant sous leurs pas toutes les vipères de l’envie. Les demoiselles de l’Opéra commencèrent, cela va sans dire, par goûter médiocrement le régal. Ces morceaux de fabrique tudesque leur semblaient un peu bien indigestes, et l’on n’eût point demandé mieux que de ne les point avaler. La divine Laguerre, la triomphante Le Vasseur, venues là en beaux atours et coiffées de leurs diamans, prenaient ce ton d’autorité dont parlait le maître pour une inculte à leur majesté de reines de théâtre ; mais Gluck, sans s’occuper de ces grimaces, continuait sa besogne avec la même fermeté, ne ménageant personne et d’un mot rappelant à l’ordre les mauvaises têtes : « Nous sommes ici pour répéter mon Iphigénie. Voulez-vous chanter, ne le voulez-vous pas ? Si vous voulez, fort bien, recommençons ; sinon, dites-le franchement. Aussitôt je cours chez la dauphine l’informer que mon ouvrage ne peut être représenté, puis je reprends la poste et m’en retourne à Vienne ! »

En sortant de ces répétitions, la plupart du temps, fort orageuses, il allait se promener aux Tuileries et recherchait de préférence les plus sombres endroits pour y rêver, y méditer à son aise et continuer le dialogue avec ces personnages que son imagination lui représentait vivant sans cesse à ses côtés. Par un beau soir d’avril 1774, les passans qui traversaient le jardin à la nuit tombante furent témoins d’un curieux spectacle. Un homme grand, robuste, d’aspect et d’accent étrangers, vêtu d’une rhingrave de teinte brune, se débattait au milieu d’un attroupement de soldats suisses qui voulaient à toute force l’entraîner au poste. Dans le feu de l’action, son chapeau était tombé à terre ; mais sous cette perruque