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la langue française, capable, selon lui, bien autrement que l’italienne, de rendre en musique l’expression d’un sentiment viril et fort. Pendant ce temps, les dominos qui passaient se les montraient du doigt, et le nom vénéré de l’auteur d’Alceste se mêlait dans leurs chuchotemens au nom déjà cher du petit prodige.

Nous avions à notre ambassade à Vienne à cette époque (1770-1772) le bailli du Rollet, diplomate bel esprit, qui par occasion fréquentait le Parnasse. Gluck, dont c’était la manie de prendre les gens au collet pour leur parler de ses idées, de son système, s’ouvrit à lui. En pareil cas, de confident à collaborateur il n’y a que la main. Restait le choix du sujet. On convint de prendre l’Iphigénie de Racine comme l’ouvrage le plus propre à se prêter à l’association de la tragédie, de la musique et du spectacle qui sied au genre lyrique. « Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un opéra, je vous dirai que c’est un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Contre cette boutade de Saint-Evremond, Gluck et du Rollet avaient à cœur de réagir. L’œuvre du librettiste arrêtée en commun, le mouvement des scènes, l’ordre des morceaux déterminés, le poète se mit à sa besogne, et la termina glorieusement avec l’aide d’Apollon, des neuf sœurs, et surtout de ce fameux dictionnaire des rimes dont aimait tant à se servir le grand Quinault, son maître et son modèle. Non moins laborieuse, mais on peut l’avouer, beaucoup plus illustre encore fût l’élucubration du chevalier Gluck. Couvé pendant un an à la flamme de son génie, le sujet parcourut victorieusement la période de transformation, et ce puissant cerveau, après avoir douze mois porté l’héroïque conception, en accoucha tout d’un trait à la veille du départ pour Paris.

La France spirituelle et galante en était alors aux chefs-d’œuvre de Lulli, de Campra, de Rameau, à ce système d’opéra taillé depuis un siècle par le poète Quinault sur le patron des jardins de Le Nôtre, des tragédies de Racine, des poèmes didactiques de Despréaux et de toutes ces monumentales symétries dont le règne semblait ne pouvoir finir. On s’étonne à penser à cette espèce de muraille de la Chine qui, vers le milieu du XVIIIe siècle, se dressait encore presque intacte entre notre art national et l’art des autres pays. Je ne veux pas m’occuper de nos poètes ; je laisse Voltaire appeler Shakspeare un Gilles de la foire, un Allobroge ; un babouin, parler du salmigondis de Dante qu’on a pris pour un poème, turlupiner Cervantes, Calderon, etc. ; mais, pour m’en tenir à la musique, de quelles pastorales ridicules, de quels ponts-neufs faisions-nous nos délices, tandis qu’en Italie, en Allemagne, Orphée et Eurydice,